A peine entré dans la ville, Yvon obligea les gardiens de la tour Saint-Nicolas à lui livrer les clefs et déchira la bannière royale qui flottait au sommet. Puis lui et ses hommes descendirent vers le cœur de Dijon en appelant aux armes les partisans de la princesse Marie. Dans la foule, quelqu’un cria :

– Allons chercher ces maîtres échevins qui gouvernent la ville et qui se cachent aux Cordeliers !

Cependant l’alarme avait été donnée et les échevins dispersés par les soins de Selongey, conscient que l’on commettait là une folie. Il n’avait que trop raison : quand Yvon déboucha sur la place des Cordeliers, il n’y trouva qu’un vieil homme, Jean Joard, président au parlement de Bourgogne, qui, confiant dans son âge et dans son influence, voulut tenir tête à l’émeute, enjoignant aux rebelles d’abandonner leurs armes et de se disperser.

– Nous sommes ici pour rendre sa ville à Madame Marie, s’écria Yvon. Songe à rendre hommage à ta princesse ou crains pour ta vie !

– Notre duchesse n’a jamais demandé que Dijon lui soit rendue en passant sur le corps des anciens serviteurs de son père, s’écria Selongey en se jetant, l’épée à la main, devant le vieil homme. Ce sont les Français qu’il faut tuer, pas les nôtres !

– Lui et ses pareils sont vendus depuis longtemps au roi Louis. Et toi, tu es comme eux, sans doute ?

– Moi, je suis Philippe, comte de Selongey, chevalier de la Toison d’or et fidèle jusqu’au bout à monseigneur Charles, que Dieu garde en sa protection. Et je n’ai pas renié mon serment d’allégeance.

– C’est facile à dire, fit l’autre avec un gros rire. Le sire de Selongey ici, comme par hasard ? Depuis quand es-tu arrivé ?

– Depuis trois mois. Certains ici le savent, mais toi, tu es en train de détruire ce que j’ai échafaudé.

– Quelqu’un l’a déjà vu, ici ?

Le regard menaçant de l’ancien épicier parcourait les visages et réclamait une réponse, tout en défiant qu’on osât la lui apporter. Personne ne bougea et Philippe comprit qu’il avait en fait bâti sur le sable.

– Bien ! conclut Yvon. Alors nous allons en finir avec tous ces suppôts de Louis XI, et nous partager leurs biens. A la curée, mes enfants !

Un instant plus tard, le vieux président tombait, poignardé par Chrétiennot Yvon, et Philippe lui-même, maîtrisé par cinq ou six garçons bouchers qui lui passèrent au cou l’écharpe de velours rouge de la victime, était contraint de suivre la bande d’énergumènes qui s’en alla d’abord piller la maison du Singe après avoir solennellement proclamé la souveraineté de la princesse Marie.

Lui qui avait tant rêvé d’apporter à sa duchesse les clefs de Dijon, voilà qu’il se trouvait prisonnier de gens qui prétendaient défendre les mêmes couleurs que lui, mais qui, en réalité, ne faisaient qu’assouvir leurs vengeances et leurs appétits personnels. Toute la nuit, la bande pilla, vola, brûla les maisons de ceux que l’on croyait royalistes, comme le receveur général Vurry, le sire Arnolet Macheco et le curé de Fénay. Impuissant et navré, Philippe dut assister à ce déchaînement avant d’être ramené dans sa propre demeure, où Yvon s’installa en compagnie de ses hommes pour festoyer et compter son butin.

C’est là que, quatre jours plus tard, La Trémoille en personne les arrêta, et Philippe avec eux.

– Il est notre chef, déclara Yvon avec un sourire goguenard, messire comte de Selongey, l’un des proches du défunt duc Charles.

– Un noble à la tête d’une bande d’égorgeurs et de pillards, fit le sire de Craon méprisant. Qu’attendre d’autre d’un Bourguignon ?

– Bourguignon, certes je le suis et fier de l’être, mais j’étais prisonnier ici et je ne suis pas leur chef, protesta Philippe.

– Vraiment ? Etes-vous donc de ceux, déjà nombreux, qui sont prêts à faire allégeance au roi, mon maître ? En ce cas...

Philippe n’hésitait jamais entre sa vie et son honneur. Et puis, il y avait le regard plein de défi que lui lançait cet ancien épicier qui venait de l’enrôler contre son gré sous sa bannière.

– Non. Jamais je ne prêterai serment au roi de France. Je suis le féal de Madame Marie, seule et vraie duchesse de Bourgogne.

– Ce refus vous coûtera la tête !

Une heure plus tard, Philippe était écroué dans les prisons de la maison du Singe et n’en sortit, enchaîné, que pour s’entendre condamner à la peine capitale.

Une semaine plus tard, la sentence n’était toujours pas exécutée. Selon le geôlier qui lui portait sa pitance, ce retard n’était dû qu’à sa qualité. On le gardait pour la bonne bouche, il serait en quelque sorte le clou du sanglant spectacle que le sire de Craon donnait à Dijon. Furieux des désordres commis durant son absence, le Français s’en vengeait en faisant régner la terreur. Depuis son retour, tout autre pouvoir que le sien demeurait suspendu et les partisans du roi purent assister au châtiment de ceux qui leur avaient porté tort. On traquait les moindres suspects et le bourreau pas plus que ses aides ne manquaient d’ouvrage. Jehan du Poix, le « carnacier » de la ville, ne cessait de torturer que pour pendre et faire sauter des têtes. Pour varier le spectacle, on trouva même, par hasard, un faux-monnayeur que l’on mit à bouillir dans un mélange d’huile et d’eau...

Décidément, il était impossible d’attraper les brins d’herbe : les chaînes qui reliaient le prisonnier à la muraille étaient trop courtes et, avec un soupir, il revint s’asseoir sur sa planche. Le soir allait tomber. La ville était étrangement silencieuse, comme si elle éprouvait tout à coup le besoin de se reposer après tant de violence. Plus de cris, plus de vociférations, plus de glas sonnant la dernière heure des condamnés ! Philippe pensa qu’il ne restait peut-être plus personne à tuer hormis lui-même. En ce cas, sa mort ne devait pas être très loin. Cette nuit serait-elle la dernière ?

Le fracas des verrous tirés lui fit tourner la tête. Un geôlier entra, portant une cruche d’eau et une miche de pain, mais ce n’était pas celui dont le prisonnier avait l’habitude. Celui-là était un homme âgé qui traînait les pieds et dont la longue barbe, d’un gris pisseux, descendait jusqu’à son estomac.

– Qui es-tu, toi ? demanda Philippe. C’est la première fois que je te vois.

L’homme posa sur lui le regard de deux yeux sans couleur bien définie et bordés de rouge.

– Bien obligé ! grommela-t-il. L’Colin qui s’occupait des sous-sols s’est cassé la jambe en dégringolant d’un toit où il avait grimpé pour mieux voir l’exécution. Alors, on est venu m’rechercher, mais ces escaliers, ça vaut rien à mes douleurs. D’autant que les marches sont glissantes et qu’à mon âge...

– Qui a-t-on expédié aujourd’hui ? demanda Selongey, peu désireux d’entendre la liste des récriminations du vieillard.

– Le Chrétiennot Yvon. L’a fallu l’porter sur l’échafaud à cause d’ses jambes qu’la torture a mis en morceaux mais ça a été du beau travail. Maître Jehan du Poix l’a expédié d’un seul coup de hache et après il l’a coupé en quatre morceaux bien nets pour qu’on les accroche à des gibeteaux aux portes de la ville. La tête est à Saint-Nicolas, la jambe droite à la porte d’Ouche, la jambe gauche...

– Je n’ai pas envie d’en savoir davantage, coupa Philippe, dégoûté et inquiet pour la première fois en pensant que l’on venait peut-être de lui décrire son propre sort.

Mourir n’est rien pour un guerrier, mais s’il fallait qu’on le porte à l’échafaud à l’état de loque brisée par les tourments et débitée ensuite comme viande de boucherie, cette idée-là le révoltait et lui donnait la chair de poule. Il voulait pouvoir regarder le bourreau dans les yeux et dominer de toute sa taille la foule venue là comme au spectacle.

– Sait-on quand mon tour viendra ? demanda-t-il d’une voix cependant ferme.

Le vieil homme haussa les épaules et regarda le prisonnier avec une vague pitié.

– J’sais bien qu’c’est pas agréable à entendre, mais j’crois qu’c’est pour demain. On m’a donné avis qu’un moine viendrait cette nuit pour vous exhorter. Va vous falloir du courage.

– Si je n’en avais pas, je ne serais pas ici.

Le geôlier avait enfin déposé son pain et sa cruche et, comme un bon valet de chambre, secouait la couverture abandonnée sur la couchette.

– Vous avez eu d’la chance jusqu’ici ! On vous a donné la meilleure chambre d’l’étage, celle qu’on a r’faite.

– Refaite ? fit Selongey en considérant les murs salpêtrés, la voûte que l’été bourguignon ne parvenait pas à sécher et la paille à demi pourrie qui couvrait le sol. Il doit y avoir longtemps ?

– Sûr qu’ç’a fait un bail, mais moi qui vous cause, j’ai connu c’te prison sans rien d’autre que d’la paille. Les chaînes étaient vieilles et rouillées et les rats couraient comme chez eux. Pourtant j’ai vu, là-dedans, une pauv’ fille mettre au monde un enfant. Elle avait commis le péché de chair avec son frère et aussi celui d’adultère mais elle était toute jeunette, toute mignonne, et de la voir se tordre dans les douleurs pendant des heures, ça m’a serré le cœur.

Philippe avait pâli et regardait avec horreur, à présent, cette prison qui jusqu’alors ne lui avait pas semblé bien différente de celles qu’il avait pu connaître.

– Elle s’appelait Marie de Brévailles, n’est-ce pas ? murmura-t-il. Et elle est morte cinq jours après...

– C’est ça tout juste ! fit le geôlier éberlué. Vous la connaissiez ?

– Non, mais j’ai connu son frère autrefois, au service de monseigneur de Charolais. C’est une triste histoire, en effet.

– Eh bien, pas si triste que ça, au fond !

– Comment ?

– J’vous explique. Pendant qu’elle faisait son enfant, c’était rien d’autre qu’une pauv’chair souffrante, mais vous auriez dû la voir quand elle est partie pour l’échafaud avec son frère ! Comme ils étaient nobles, on leur avait permis de faire toilette, de revêtir leurs plus beaux habits et ils étaient superbes tous les deux. Avant d’monter dans l’tombereau, il lui a pris la main et ils se sont souri. Z’avaient l’air aussi heureux qu’s’y ils allaient à leur noce. Et si beaux ! Tout l’monde pleurait d’les voir mourir.

– Pourtant, ils laissaient un enfant ?

– Oui. Une p’tite fille qu’on avait portée à l’hospice. C’était l’plus triste parce que c’était un enfant d’péché mortel, mais on raconte que l’Bon Dieu a eu pitié d’elle. Un étranger, un riche marchand, passait par là. Il a vu mourir la mère et il a voulu prendre la p’tite. On sait pas ce qu’elle est devenue, par exemple...

Selongey retint un sourire. Il se demandait quelle tête ferait le bonhomme s’il lui apprenait que l’enfant en question était devenu sa femme. Mais il n’avait pas envie de parler davantage. Puisque le hasard voulait qu’il passât ses dernières heures dans ce cachot où Fiora avait vécu ses premiers instants, c’était pour lui un signe du destin. Il n’aurait pas, comme Jean de Brévailles, la joie de mourir avec celle qu’il aimait et de partager sa tombe, mais il partirait avec, au cœur, l’image de sa belle Florentine. Essayer de la chasser comme il tentait de le faire ces derniers temps était bien inutile. On n’échappait pas au souvenir de Fiora, aux grands yeux de Fiora, au sourire de Fiora. Peut-être qu’en pensant à elle il trouverait la mort moins amère. Au fond, elle avait eu raison de refuser la vie qu’il lui offrait. Que deviendrait-elle, à présent, si elle avait accepté de se laisser conduire à Selongey ? Une veuve désespérée et irritée par la présence d’une belle-sœur aussi sotte que Béatrice, une femme que les gens d’armes chasseraient de chez elle comme il arrive le plus souvent quand il s’agit des biens d’un condamné ? Qui serait peut-être molestée, emprisonnée ? Philippe haïssait de tout son cœur le roi Louis, onzième du nom, et pour rien au monde il n’accepterait de le servir, mais, en cette occasion, mieux valait que Fiora eût choisi de rester auprès de lui et d’accepter le petit château qu’il lui avait offert. Ainsi, même sa mort de rebelle ne porterait pas tort à celle qu’il aimait.

Le geôlier était sorti depuis longtemps, chassé par le mutisme du prisonnier et la nuit qui commençait à tomber. Philippe prit le pain qu’on lui avait apporté et, après avoir, du pouce, tracé un signe de croix sur la croûte brune, il en arracha un morceau et mordit dedans. Il n’avait pas faim, mais, sachant ce qui l’attendait le lendemain, il voulait l’aborder en pleine possession de ses forces. D’ailleurs, pour une fois, le pain était frais et il prit à le mâcher, à le respirer quelque plaisir. L’odeur du pain tout chaud sorti du four avait enchanté son enfance ; elle était restée l’une des senteurs qui lui étaient le plus agréables. La moitié de la miche y passa, accompagnée de quelques gorgées d’eau fraîche. Il convenait d’en garder assez pour le petit matin. On ne lui en rapporterait pas.