L’église actuelle était la quatrième bâtie au-dessus du sépulcre depuis la mort de Martin survenue vers l’an 400. Il y avait eu d’abord un modeste oratoire de bois, puis une chapelle qui avait péri dans un incendie, sans d’ailleurs que la sainte sépulture fût atteinte. L’évêque Henri de Buzançais, après les terreurs de l’an mil, avait élevé une basilique mais elle avait eu quelques malheurs et il avait fallu rebâtir entre le XIe et le XIIIème siècle, au point d’avoir presque construit une nouvelle église sur laquelle le roi Louis[v] et ses largesses veillaient puissamment. Il en assurait l’entretien, et il ne se passait guère d’année qu’il ne fît un don, bien que le plus fort de sa dévotion allât à Notre-Dame de Cléry ;
Comme d’habitude, l’église était pleine quand Fiora et Léonarde, laissant Florent garder leurs montures, s’efforcèrent d’y pénétrer. Des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants, pèlerins de passage ou malades pour la plupart, s’y pressaient sans brutalité, attendant même assez sagement leur tour d’approcher le tombeau par le déambulatoire qui entourait le chœur. Tous chantaient les louanges de Dieu et la gloire du grand saint Martin tandis que des moines faisaient de leur mieux pour les canaliser et, surtout, convaincre ceux qui étaient arrivés au but de laisser leur place aux autres. Certains, en effet, se cramponnaient aux grilles dorées, prétendant demeurer là jusqu’à ce que leur vœu soit exaucé et suppliant qu’on voulût bien les y laisser. Pourtant, l’ère des grands pèlerinages était passée. Le siècle était d’une foi moins exaltée et l’on ne partait plus aussi souvent pour Rome, plus rarement encore pour Jérusalem. Seule, Compostelle de Galice continuait à entraîner des foules sur les nombreux sentiers qui étoilaient l’Europe, mais les grands départs de Pâques étaient déjà loin en ce mois d’août. Saint-Martin de Tours, comme Le Puy, Conques, le mont Saint-Michel-au-péril-de-la-mer et plusieurs grands centres de piété, gardait pourtant de très nombreux fidèles, ceux qu’une ou même deux centaines de lieues n’effrayaient pas.
Voyant tant de monde, Léonarde voulut ramener Fiora pour lui éviter une trop longue attente debout, mais la jeune femme résista. Elle avait décidé qu’aujourd’hui elle irait demander la protection du saint et aucune force humaine ne l’empêcherait de prendre sa place dans la file d’attente. D’ailleurs, s’apercevant de son état, une dame pèlerine et un vieux moine qui dirigeaient un groupe de fidèles venus de Normandie s’employèrent à lui faire place et elle put approcher la châsse qui, pareille à un soleil, irradiait le chœur du vénérable sanctuaire. Les centaines de cierges qui l’entouraient allumaient des éclairs sur le revêtement d’or et d’argent et dans les profondeurs des pierres précieuses de diverses couleurs qui y étaient enchâssées.
Fiora s’agenouilla près du tombeau, tendit la main à travers la grille pour atteindre l’une des plaques d’or ciselé. Ses doigts rencontrèrent une grosse topaze lisse qu’ils caressèrent. En même temps, elle adressait à l’habitant du précieux sarcophage une fervente prière, la plus ardente peut-être qu’elle eût formulée depuis longtemps. Certes, la foi perdue pendant des mois lui était revenue avec la certitude d’être seule dans le cœur de Philippe, mais elle n’avait jamais pu atteindre le degré de dévotion, confiante et pleine de certitudes, qui était celui de Léonarde. Pour la vieille fille, il n’y avait qu’une seule solution aux problèmes qu’elle ne pouvait vaincre par elle-même : le recours à Dieu, à la Vierge ou au saint le plus apte, de par sa spécialité, à l’exaucer. Ce jour-là, et parce qu’elle priait pour son enfant, Fiora pria de toute son âme.
En quittant l’église, elle se sentit plus sereine. Le bébé pouvait venir au monde. Elle l’avait confié à saint Martin et elle était à présent certaine qu’il serait beau, fort et pur de tout mal. Aussi fit-elle largement aumône aux mendiants qui sollicitaient sa charité, heureuse d’entendre les bénédictions dont ils la couvraient et les vœux qu’ils formaient pour sa maternité.
Au bras de Léonarde, elle s’attarda un instant à suivre les évolutions d’un baladin qui voltigeait sur une corde tendue entre deux piquets. Le garçon était jeune, souple, souriant et, dans son costume bariolé, il ressemblait à une flamme voletant dans l’air par la volonté d’un invisible magicien.
– Si vous voulez faire des achats, il faut nous hâter un peu, conseilla Léonarde. Allons rejoindre Florent.
En s’approchant de l’endroit où l’on avait laissé les mules, les deux femmes virent que le jeune homme était en train de causer avec un étranger. Ceux-ci n’étaient pas rares à Tours, comme dans les autres lieux saints, mais l’interlocuteur de Florent présentait un aspect assez particulier pour attirer l’attention. Long, maigre et même osseux, son visage en lame de couteau montrait un teint bronzé et des yeux noirs de Méditerranéen. Son costume était celui d’un marchand aisé, mais il avait certaine façon de porter machinalement la main à sa ceinture, comme s’il y cherchait le pommeau d’une épée, qui frappa Fiora.
En les voyant approcher, il salua profondément les deux femmes, adressa un au revoir désinvolte, du bout des doigts, à Florent, puis se perdit dans la foule.
– Qui est cet homme ? demanda la jeune femme.
– Un marchand. Il est venu acheter ici des soieries, mais ce qui est amusant, c’est qu’il est de vos compatriotes, donna Fiora.
– C’est un Florentin ? Il me semble que si je l’avais déjà vu je m’en souviendrais !
– Non. Il n’est pas de Florence mais d’une autre ville dont j’ai oublié le nom. Ne me demandez pas non plus le sien, je l’ai mal compris et serais incapable de vous le répéter...
– C’est intéressant, fit Léonarde goguenarde. Pouvez-vous au moins nous dire ce qu’il voulait ?
– Oui. Il a remarqué la beauté de nos mules et souhaitait en acheter une pour remplacer celle que la maladie vient de lui enlever. Vous pensez bien que j’ai refusé sans lui laisser le moindre espoir. C’est pourquoi il s’est éloigné en vous voyant approcher, afin sans doute de ne pas être importun.
– Ce qui suppose une grande délicatesse, fit Léonarde. C’est curieux, mais je trouve qu’il n’a pas une tête à cultiver de tels scrupules.
Fiora, elle, ne dit rien. Elle n’avait pas aimé le regard que l’inconnu avait posé sur elle. Il ne ressemblait en rien à ceux auxquels l’avaient habituée les autres hommes. Aucune admiration là-dedans, aucune douceur, mais une cruauté froide jointe à une expression triomphante qui lui avait fait froid dans le dos. C’était comme si, sortant d’un lieu de lumière, elle s’était trouvée soudain en face d’un abîme au fond duquel rampaient des bêtes imprécises.
– Vous êtes toute pâle ! remarqua Léonarde tout de suite inquiète. Voulez-vous que nous rentrions ?
– Non, non, cela va très bien ! Je ne veux pas repartir sans avoir fait mes emplettes.
L’impression pénible disparaissait d’ailleurs dans la chaude lumière du soleil et dans la gaieté générale. Les cloches déversaient sur la ville un carillon plein d’allégresse et Fiora adorait le son des cloches : elle attribua vite ce qu’elle venait d’éprouver à un surcroît de nervosité dû à sa grossesse, et ce fut assez joyeusement que l’on reprit les mules pour parcourir la Grand-Rue qui traversait la ville d’est en ouest sur toute sa longueur, de la porte Billault ou porte d’Orléans à la porte de La Riche.
Le spectacle de la rue, même lorsqu’il ne s’agissait pas d’un jour de fête, était toujours distrayant. Un peu partout, on abattait les plus vieilles bâtisses pour en construire de nouvelles, et il n’était pas rare de voir une belle maison à colombages et à pignon flambant neuve, avec son magasin ouvert au rez-de-chaussée et son jardin sur l’arrière, voisinant avec un terrain encore vague ou une masure qui n’avait pas encore reçu le coup de pioche des démolisseurs. Le roi Louis, qui aimait cette ville beaucoup plus que sa capitale, ne cessait de s’en occuper : il la voulait riche, puissante, superbe et mieux construite que n’importe quelle autre. C’est lui encore qui avait établi à Tours des fabriques d’étoffes de soie, de draps d’or et d’argent dont la réputation commençait à s’étendre au-delà des frontières, et les divers ports établis sur la Loire, au bas des hautes murailles qui encerclaient la ville, jouissaient d’une incessante activité. Car la soie brute dont Florence était naguère l’unique fournisseur, les navires français allaient à présent la chercher jusqu’en Orient. Et les bourgeois de Tours, qui, dans les débuts, s’étaient insurgés contre la présence d’ouvriers venus d’au-delà des Alpes, avaient fini par comprendre qu’une fois de plus leur roi avait eu raison et que sa vision à long terme lui avait toujours permis de devancer les événements et de produire de la richesse.
Pour sa part, Fiora, oubliant que ce commerce concurrençait la cité de son enfance, aimait à se rendre chez maître Guin de Bordes qui passait pour fournir les plus beaux taffetas, surtout cette faille épaisse que l’on commençait à appeler le « gros » de Tours. La boutique, avec ses boiseries sombres admirablement cirées et ses armoires débordantes de merveilles, lui plaisait par son élégance, et Fiora y retrouvait un ton de bonne compagnie et une courtoisie qui lui rappelaient ceux des magasins d’autrefois.
Elle avait envie d’une robe neuve, comme il arrive en général quand on a vécu plusieurs mois avec une taille déformée, et acheta quelques aunes d’un taffetas d’un beau rouge corail, puis choisit du velours couleur de prune pour Léonarde et un joli drap fin d’un bleu chaud qu’elle destinait à Péronnelle. Florent chargea le tout sur sa propre mule, puis l’on se dirigea vers le Carroi-aux-Herbes, proche du château, et qui commandait l’immense pont étendu sur la Loire et ses îles jusqu’au faubourg de Saint-Symphorien. Il y avait là certaine auberge célèbre pour ses pâtés de brochet et Fiora, comme cela lui arrivait fréquemment depuis qu’elle était enceinte, mourait de faim. On s’installa donc sous une treille attenante à l’auberge pour y réparer les forces de la future mère.
L’endroit était charmant, un peu en retrait de la rue qui, prolongeant le pont aux vingt-cinq arches, était toujours très animée. A travers les pampres déjà mûrissants de la vigne, on apercevait les poivrières bleues, les girouettes dorées du château, et la flèche de la chapelle où Louis XI avait épousé Charlotte de Savoie et où ses parents, Charles VII et Marie d’Anjou, s’étaient mariés. Ces événements n’avaient pas suffi à attacher le roi à cette bastille élégante, et il lui avait préféré le Plessis.
Après avoir dégusté leur pâté arrosé d’un excellent vin de Vouvray, les trois compagnons s’accordèrent un moment de détente en grignotant des prunes confites. La verdure où ils s’abritaient les protégeait du soleil qui chauffait les toits des maisons et illuminait le Carroi, mais c’était une chaleur normale pour la saison et non la canicule dont on avait eu à souffrir. Fiora et Léonarde se sentaient fondre dans cette sensation de bien-être qui en général débouche sur le sommeil.
– Est-ce que nous ne devrions pas rentrer ? dit la seconde. Ce n’est guère un endroit pour faire la méridienne !
– On est si bien ! plaida Fiora. Encore un petit moment.
Au prix de sa vie, elle eût été incapable de dire pourquoi elle tenait à s’attarder. Peut-être à cause de cette paix profonde, totale qui la baignait, une paix d’autant plus précieuse quand on devine obscurément qu’elle ne va pas durer, qu’il va se passer quelque chose et que le combat va reprendre bientôt. Evidemment, elle n’imaginait pas que ce combat pût être autre que celui de l’accouchement et pourtant...
La quiétude dans laquelle la ville entière semblait s’être assoupie vola soudain en éclats. Il y eut des cris que l’on ne comprit pas, des bruits divers et le claquement de centaines de pieds qui couraient sur le pavé de la rue. L’aubergiste sortit sur sa porte pour demander ce qui se passait et vit que tout ce monde galopait vers le pont. Quelqu’un brailla :
– Un prisonnier ! On amène un prisonnier dans une cage ! Il est sur le pont !
Aussitôt Fiora fut debout, mue par une force intérieure qu’elle ne pouvait contrôler.
– Allons voir !
– Vous êtes folle ? protesta Léonarde. Qu’avez-vous besoin d’aller contempler un malheureux ?
– Je ne sais pas, mais il faut que j’y aille. Pour qu’on l’ait mis en cage, il faut que ce soit un captif d’importance.
– C’est insensé ! Cela n’est bon ni pour vous ni pour l’enfant. Aidez-moi donc, vous ! ajouta-t-elle à l’adresse de Florent qui s’était levé aussi et regardait la jeune femme avec inquiétude.
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