– Parce que je suis le maître ? Mais si je n’étais qu’un portefaix ou un batelier de l’Arno, combien d’entre elles m’accorderaient leur attention ?

– Beaucoup plus que tu ne le crois. Ou alors, il faudrait n’être pas femme.

Il l’avait remerciée d’un baiser, puis il avait ajouté :

– Néanmoins, je sais que la soif de beauté qui m’habite ne s’éteindra jamais.

A présent, sa recherche incessante l’attirait vers une statue et, si Fiora n’en était pas surprise, elle se sentait, tout de même un peu vexée. L’invitation de Chiara tombait à point nommé. Il était bon que Lorenzo connût l’attente durant quelques jours. Elle-même commençait à éprouver le besoin de prendre une certaine distance avec cette aventure passionnée qui l’envahissait et occupait un peu trop son esprit ; en attendant peut-être de s’installer dans son cœur. Fiora ne voulait pas s’attacher à Lorenzo : elle savait que ce serait se condamner à souffrir un jour ou l’autre. En outre sa vie, sa vraie vie l’attendait ailleurs, auprès de son petit Philippe dont elle avait le devoir de faire un homme. Et cela n’était pas compatible avec l’existence de favorite officielle qui s’esquissait à son horizon.

Se tenant par le bras, les deux amies sortirent de l’église, Colomba sur leurs talons. Fiora chercha des yeux Esteban, parti faire une course dans le quartier et qui devait revenir l’attendre. Ne l’apercevant pas, elle pensa, avec une pointe d’agacement, qu’il devait s’attarder dans l’une de ses chères tavernes. Sans doute n’était-il pas bien loin car les deux mules étaient restées attachées sous l’auvent où il les avait abritées. Fiora n’avait guère envie de le guetter dans la rue, pourtant il fallait bien lui apprendre qu’elle se rendait chez les Albizzi au lieu de remonter avec lui à Fiesole.

La pluie avait cessé, mais les nuages qui survolaient la rue étroite promettaient d’autres averses et il était dommage de ne pas profiter de cette éclaircie pour rentrer :

– Peut-être pourrait-on dire un mot aux garçons qui travaillent ici ? zozota Colomba en désignant la maison située en face du porche de l’église et où l’on distinguait, par une fenêtre ouverte, les têtes appliquées des commis penchées sur de gros registres. C’était le palais en forme de tour qui abritait l’Arte della Lana – l’art de la laine -dont le prieur, messer Buonaccorsi, était un ami des Albizzi.

Les deux jeunes femmes allaient, en conséquence, gravir les quelques marches conduisant à la porte surmontée des armes de la corporation, quand elles virent accourir Esteban. Il arrivait des entrepôts des teinturiers qui se trouvaient auprès d’Or San Michele. Une ruelle à peine plus large qu’un boyau l’en séparait, creusée en son milieu par un ruisseau où s’écoulait le surplus des bains de couleur des écheveaux de laine, pendus sur des traverses dans des espèces de cages pourvues d’un toit. Le ruisseau était ainsi violet, incarnat ou bleu foncé selon que les ouvriers avaient employé le tournesol, la garance ou la guède. Ce jour-là, il était d’un rouge profond de rubis quand le Castillan l’enjamba pour rejoindre les dames.

– Pardonnez-moi ! dit-il, et son visage bouleversé était blanc comme de la craie. Je vous ai fait attendre et j’en suis désolé.

– Qu’y a-t-il, Esteban ? demanda Fiora. Seriez-vous souffrant ?

– Non...non, mais je viens de voir une chose tellement affreuse que j’en suis retourné. Entendez-vous ces cris ?

Des clameurs, en effet, arrivaient par-dessus les toits et le long des ruelles, indistinctes mais féroces : la haine jointe à une joie sauvage traduite par des rires déments. Les trois femmes se signèrent vivement.

– On dirait que ce tumulte vient de la Seigneurie ? dit Chiara. Est-ce qu’on aurait encore trouvé des gens à pendre ?

– Non. On a trouvé mieux !

Et Esteban raconta comment une bande d’hommes et de femmes, arrivés de la campagne pour la plupart, venaient d’aller violer, dans l’église Santa Croce, la tombe de Jacopo Pazzi pour en extraire le corps du vieil homme dont on disait qu’avant d’être pendu il avait blasphémé et vendu son âme au diable. Ces gens attribuaient au sacrilège commis en confiant à la terre chrétienne la dépouille d’un suppôt de Satan les violentes intempéries dont souffraient Florence et sa région.

– Que veulent-ils en faire ? murmura Fiora avec dégoût.

– Je ne sais pas. Pour l’instant, on traîne cette affreuse et puante dépouille par les rues pour la mener devant les prieurs. Aussi, si vous me pardonnez de vous presser, je pense qu’il vaudrait mieux rentrer.

– Allez sans moi ! Je m’en vais passer quelques jours chez donna Chiara au palais Albizzi. Dites à Démétrios qu’il ne se tourmente pas et, si vous voulez bien revenir demain, dites aussi à Samia de préparer quelques vêtements pour moi.

Le sourire d’Esteban approuva l’escapade :

– Cela vous fera du bien de vivre un peu avec des femmes, déclara-t-il. Mais je vais tout de même vous escorter jusqu’au palais Albizzi. Je serai plus tranquille.

– Oh ! Regardez ! s’écria Colomba, pointant vers le ciel un doigt tremblant d’excitation. Le soleil ! Le soleil revient !

En effet, les nuages venaient de s’écarter, comme déchirés par un brusque coup de vent, et la flèche lumineuse d’un chaud rayon alluma des rutilances au fond du ruisseau des teinturiers. Dans la Seigneurie, un immense cri de triomphe, cette fois, salua cette apparition inattendue.

– Ils vont prendre cette éclaircie pour un signe du ciel et un encouragement, grogna le Castillan. D’ici à ce qu’ils aillent en déterrer d’autres...

Quand, en rejoignant la demeure de Chiara, on atteignit le Borgo degli Albizzi dont le palais Pazzi avait été l’un des plus beaux ornements, Fiora ne put se défendre d’un mouvement de pitié. Le magnifique édifice, commencé vers le milieu du siècle par Brunelleschi et achevé par Giuliano da Maiano, avait cruellement souffert de la colère populaire. Les fenêtres avaient perdu leurs carreaux. Au-dessus de la porte éventrée on avait martelé les armes de la famille et partout subsistaient les traces de l’incendie qui avait ravagé l’intérieur. Dans la grande cour carrée, les débris s’amoncelaient, vestiges devenus sans intérêt d’objets naguère précieux que l’on avait brisés faute d’en connaître la valeur. Ce n’était plus qu’une coquille vide, les veuves et leurs enfants s’étant enfuis pour chercher refuge dans la campagne ou dans quelques foyers charitables.

– Ne t’attendris pas ! dit Chiara qui avait suivi la pensée de son amie. Ces gens ont fait détruire ton propre palais, aujourd’hui bien plus abîmé encore que celui-ci. En outre, leurs femmes ne seront pas traquées comme tu l’as été. A l’exception toutefois... du moins je l’espère, de l’infernale Hieronyma dont on prétend qu’elle serait revenue.

– Elle est morte, dit Fiora. Poignardée dans le logis de Marino Betti par un de mes amis alors qu’elle essayait de m’étrangler.

– Eh bien, en voilà une nouvelle ! s’écria Colomba à qui revenait toujours la palme de la plus fieffée commère de Florence. Pourquoi donc n’en a-t-on pas parlé sur les marchés ?

– Parce que Monseigneur Lorenzo l’a voulu ainsi, répondit Fiora. Par ses ordres, Savaglio et quelques-uns de ses hommes ont fait écrouler la maison sur son cadavre qui n’aura pas d’autre sépulture. Il demeurera cloué au sol par la dague qui l’a frappé et que son possesseur a refusé de reprendre. Il paraît qu’un écriteau a été planté sur les décombres.

– Et que dit-il, cet écriteau ? demanda Colomba fort intéressée.

– « Ici la justice de Florence a frappé. Passant, éloigne-toi ! »

– C’est presque trop beau pour cette abominable créature, remarqua Chiara. Puis, en guise d’oraison funèbre, elle conclut avec satisfaction : de toute façon, c’est une bonne chose qu’elle soit morte.

– Plus encore que tu ne l’imagines ! dit son amie.

Se retrouver chez les Albizzi, dans ce cadre familier où elle n’avait connu que de bons moments, donna à Fiora l’impression délicieuse que le temps s’abolissait et que le passé renaissait. Rien n’y avait changé, les objets n’avaient pas bougé et l’odeur de cire vierge et de résine de pin était celle que, de tout temps, elle y avait respirée. Les prunes confites, chef-d’œuvre de Colomba qu’on lui offrit dès l’entrée, restaient aussi exquises. Même l’oncle de Chiara, le vieux ser Lodovico, n’avait pas vieilli d’un cheveu. En rentrant pour le repas du soir, il embrassa Fiora comme s’il l’avait vue la veille, la complimenta sur sa bonne mine et disparut dans son « studiolo » avec la hâte d’un homme dont le temps est précieux. C’était en effet un naturaliste passionné qui considérait comme perdu le temps qu’il ne consacrait pas à la botanique, aux minéraux et aux différentes familles de papillons. Bon et simple, naïf comme un enfant, il ne manquait jamais, avant de se mettre au travail, de prier Dieu de lui donner force et raison. Lorenzo l’aimait bien, comme l’avaient aimé son père et son grand-père, et c’était en grande partie grâce à lui si les autres membres du clan Albizzi, autrefois frappés d’exil, avaient pu revenir à Florence.

Incroyablement distrait aussi, les événements extérieurs passaient sur lui sans guère laisser de traces. Ainsi, durant le souper où Colomba servit des pigeons farcis aux herbes fines, l’une de ses gloires, il se montra extrêmement surpris d’avoir trouvé sur son chemin, en sortant de chez son savant ami Toscanelli, le cadavre du vieux Pazzi qu’une bande d’hommes et de femmes traînaient sur les pavés.

– Il m’a été difficile de le reconnaître, ce cadavre est en fort mauvais état. Je n’ai d’ailleurs pas bien compris ce que ce Pazzi faisait là, car je ne savais même pas qu’il était mort.

– Mon cher oncle, fit Chiara en riant, quel cataclysme serait assez puissant pour t’arracher à tes chères études et t’intéresser à la vie de la cité ? Depuis le meurtre de son frère, Lorenzo de Médicis et la Seigneurie ont entrepris d’exterminer les Pazzi. Oublies-tu que leur palais a brûlé il y a quinze jours ?

– C’est vrai ! Je m’en souviens, j’ai cru que le feu avait pris dans une de nos cheminées. En tout cas, ce brave Petrucci s’est mis à brailler qu’il fallait arrêter cette promenade répugnante puisque le soleil était revenu, et là je n’ai plus rien compris. Qu’est-ce que le soleil vient faire là-dedans ? Le soleil brille tous les jours, à Florence ?

– Plus depuis un mois, mais cela ne semble pas t’avoir frappé ? Ces pauvres gens pensaient que les pluies incessantes venaient de ce que l’on avait enterré Pazzi, suppôt de Satan, dans une église. J’espère tout de même qu’on va l’enterrer quelque part ?

– Ah bon ! Ah ! ... Très bien ! L’enterrer ? Oui, je crois que Petrucci a dit quelque chose là-dessus. On va fourrer le vieux brigand près des remparts, du côté de la porte San Ambrogio, me semble-t-il. Colomba ! Je reprendrais bien une moitié de pigeon...

Son repas terminé, il alla chercher un gros chat noir et blanc qui sommeillait devant la cheminée, le mit sous son bras et regagna son cabinet de travail après avoir souhaité la bonne nuit aux deux filles.

Celles-ci partagèrent le lit de Chiara comme autrefois. Elles avaient toujours tant de choses à se dire et, ce soir, bien sûr, plus que par le passé. Une bonne partie de la nuit suffirait à peine. C’était une belle nuit paisible, la première depuis plusieurs semaines et le clair de lune, voilé par un léger brouillard à reflets nacrés, éclairait la chambre d’une lumière un peu mystérieuse. Par la fenêtre de Chiara, un acacia blanc étirait une branche jusqu’à l’intérieur de la pièce égrenant sur le tapis ses fleurs fragiles au parfum délicat. Dans cette atmosphère pleine de la douceur d’autrefois, Fiora put ouvrir son cœur à son amie avec plus d’abandon qu’elle ne l’avait fait jusqu’à présent, même avec Démétrios. Chiara, étant femme, pouvait comprendre les élans secrets d’une autre femme mieux que n’importe quel homme.

Comme le médecin, Chiara encouragea son amie à garder secret le malheureux mariage avec Carlo Pazzi.

– Nous allons avoir la guerre et Rome va se trouver bientôt beaucoup plus loin de Florence qu’elle ne l’est en réalité. Tu as toutes les chances de ne revoir jamais ce pauvre garçon.

– Je n’en suis pas moins mariée à lui, et il s’est comporté en ami. Je sais aussi qu’il est malheureux loin de sa chère maison de Trespiano. Si seulement je pouvais la lui faire rendre !

– Je comprends ton souhait, mais attends encore un peu. Lorenzo donne l’impression d’un écorché vif depuis le crime. Tu lui apportes un adoucissement sans nul doute précieux, mais il faut se méfier de ses réactions. D’autre part, comment penses-tu organiser ton avenir ? Tu ne peux rester dans cette situation fausse que te crée le... la passion du maître ?