Un soir de la mi-juin, Fiora, sachant que Lorenzo retenu par les affaires ne viendrait pas cette nuit, se promenait au jardin avec Démétrios et Carlo qu’ils soutenaient chacun d’un côté. Admirablement soigné par le Grec, délivré de l’impitoyable contrainte qu’il s’était imposée depuis l’enfance afin de survivre, le jeune homme s’abandonnait à la joie simple de revivre. Dans ce cadre proche de celui qu’il aimait, Carlo pouvait recevoir des soins attentifs, sentir des amitiés venir à lui et laisser glisser les jours entre un homme d’esprit profond et de grande culture et une femme ravissante qui lui témoignait une affection de sœur. Il n’ignorait rien, bien sûr, de ce qui se passait souventes nuits dans la petite grotte, mais, ne s’étant jamais considéré comme l’époux de Fiora, il ne faisait qu’en sourire, heureux qu’après tant d’épreuves son amie pût trouver un semblant de bonheur. Cependant, il avait trop de finesse pour ne pas sentir le côté précaire de ce roman passionné.
– Deux solitaires qu’un naufrage a jetés dans la même barque ! dit-il un jour à Démétrios. Ils y ont trouvé des vivres et, parce que la mer s’est calmée, parce que leur ciel est bleu, ils pensent atteindre à quelque rivage enchanté pour y vivre dans l’amour éternel et l’éternelle jeunesse.
– Penses-tu vraiment que leur amour soit menacé ?
– Il ne peut pas ne pas l’être ; ils sont trop différents. Fiora est trop noble, trop fière pour ce rôle de favorite, publiquement déclarée que Lorenzo lui impose. Et puis... elle ne l’aime pas vraiment. Si ses yeux ne brillent pas quand elle entend prononcer son nom, c’est qu’il ne résonne pas dans son cœur.
– Peut-être résonnera-t-il un jour ? Il arrive qu’une passion charnelle se transforme en des sentiments profonds.
– Emplis de sable un tambour et frappe dessus ! Il ne vibrera jamais. Le cœur de Fiora est ce tambour et le souvenir d’un autre y tient toute la place.
– Celui-là est mort.
– Peut-être, mais cela ne change rien. Lorenzo, même s’il ne s’en doute pas, ne fait qu’aider Fiora à dépenser agréablement les jours de sa vie en attendant qu’au bout du chemin elle retrouve, pour l’éternité, la main qu’elle avait choisie...
Depuis ce moment, Démétrios voua au jeune infirme une amitié qui ressemblait à de l’affection. Une fois guéries les blessures, s’il ne pouvait plus grand-chose pour ce corps disgracié, il se promit d’aider à s’épanouir une intelligence qui avait conquis son respect.
Il repensait à cette conversation tandis que tous trois descendaient lentement les marches larges et douces qui reliaient les différentes terrasses des jardins. Fiora semblait heureuse, pourtant. Soutenant le bras gauche de Carlo, elle bavardait gaiement, expliquant les aménagements qu’elle comptait apporter à sa maison et aux alentours. Son fin profil serti d’un léger voile bleu tendre se détachait avec la netteté d’une ancienne ciselure sur les lointains mauves des collines, et le Grec s’interrogeait : Carlo avait-il raison de la croire toujours habitée par l’amour d’autrefois ? La jeune femme semblait tellement vivre l’heure présente ! C’était comme si elle avait oublié ceux dont elle était éloignée depuis des mois : sa maison de Touraine, sa vieille Léonarde, et surtout son fils. Celle qu’il se plaisait jadis en secret à nommer sa fille était-elle vraiment devenue cette créature légère, uniquement soucieuse de ses nuits ardentes avec Lorenzo et n’attendant rien d’autre de la vie ?
– Je vieillis, pensa Démétrios avec quelque tristesse, je ne suis plus capable de sonder son cœur et, surtout, les yeux de mon esprit ont perdu leur pouvoir de percer les brumes de l’avenir. Pourtant... Un bruit de pas rapides sur le gravier du jardin le tira de sa méditation. Descendant l’allée où des orangers en pots, récemment sortis de la salle basse de la villa où ils avaient passé l’hiver, alternaient avec des lauriers fusant de hautes jarres de terre rouge, Esteban qui arrivait de la ville accourait à toutes jambes.
– J’ai des nouvelles ! cria-t-il du plus loin qu’il aperçut les promeneurs. Le roi de France envoie un ambassadeur à Monseigneur Lorenzo !
Il était essoufflé et les derniers mots se perdirent un peu dans le vent du soir, mais Fiora en avait entendu le principal :
– Est-ce bon ou mauvais ? demanda-t-elle sans songer à dissimuler une inquiétude.
– Sûrement très bon ! Et meilleur encore puisqu’il s’agit d’un de vos amis !
– Un ami ? Qui donc ? Parlez, Esteban, vous nous faites mourir !
– Messire Philippe de Commynes, donna Fiora ! Vous ne direz pas que ce n’est pas un ami ! Il sera là pour la Saint-Jean. Monseigneur Lorenzo, que j’ai vu il y a une heure à la Badia, en a reçu l’avis par un chevaucheur rapide au début de l’après-midi.
– Qui est ce Philippe de Commynes ? demanda Carlo qui s’intéressait chaque jour davantage à la vie extérieure.
– Le meilleur conseiller du roi Louis, en dépit de son jeune âge, car il n’a pas atteint la trentaine. Longtemps aux côtés du défunt duc de Bourgogne, il l’a abandonné en comprenant quelle politique sans nuances il entendait exercer. Je le connais bien, en effet, et je crois pouvoir affirmer, comme Esteban, qu’il est pour moi un excellent ami.
– Sa visite vous fait plaisir, alors ?
– Bien sûr. J’espère avoir, par lui, des nouvelles récentes de mon fils...
– Je ne voudrais pas diminuer ta joie, Fiora, coupa Démétrios, mais comment messire de Commynes pourrait-il t’apporter des nouvelles ? Il ignore certainement que tu es ici.
Démétrios avait raison et le regard de la jeune femme s’assombrit. Les dernières nouvelles d’elle qui avaient pu parvenir en France avaient dû être portées par Douglas Mortimer. Mortimer qui assistait, dans la chapelle papale, à son mariage avec Carlo Pazzi...
Démétrios avait suivi la progression de la pensée sur le visage mobile de la jeune femme. Il sourit et prit dans les siennes l’une de ses mains.
– Ne sois pas triste ! Je cherche seulement à t’éviter une déception. Mais ton enlèvement du Plessis-Lès-Tours a dû faire quelque bruit et notre ami Commynes pourra au moins te dire ce qui s’est passé ensuite.
– Je n’en suis pas certaine. Il était alors exilé en Poitou pour avoir osé critiquer la crise de violence que traversait le roi Louis. Néanmoins, le fait qu’il vienne en ambassadeur est en lui-même une bonne nouvelle. Cela prouve qu’il a retrouvé la confiance de celui qu’il se plaît à appeler « notre sire ». Et qu’il arrive pour la Saint-Jean, notre grande fête, est de bon augure.
En regagnant sa chambre où Khatoun, remise de ses frayeurs et de ses écorchures, l’attendait en grignotant des pistaches, Fiora se sentait étrangement surexcitée. L’idée de revoir Commynes lui souriait : n’était-il pas l’un des plus appréciés parmi ceux qu’elle avait laissés au-delà des monts ? Grâce à lui, elle pourrait connaître les dispositions actuelles du roi envers elle. Que Louis eût fait beaucoup pour la tirer du mauvais pas où la cupidité de Riario et de Hieronyma l’avait jetée était un fait certain, mais elle le savait changeant et surtout exigeant : comment avait-il pris son mariage avec Carlo ?
Pour Florence, quoi qu’il en soit, la nouvelle ne pouvait être que bonne. Fidèle depuis toujours à l’alliance des Médicis et peu susceptible d’indulgence envers un pape qui ne cessait de l’offenser, Louis XI, en envoyant son meilleur conseiller, cherchait certainement à réconforter ses amis florentins...
Tandis que Khatoun l’aidait à se déshabiller, Fiora pensa que Lorenzo n’aurait plus guère le loisir de la rejoindre avant la Saint-Jean. Les préparatifs de la fête la plus importante – puisqu’il s’agissait de la fête du saint patron de la ville, celui auquel celle-ci avait dédié, avec le Baptistère, son joyau le plus précieux -, ne pouvaient qu’accaparer le Magnifique, surtout s’il s’y joignait la perspective de recevoir un ambassadeur ami. Elle n’en éprouva aucune peine. Au contraire, chose curieuse, elle ressentit même une sorte de soulagement et, cette nuit-là, seule sous les rideaux neigeux de son grand lit, elle se promit de faire porter dès le lendemain un billet à Lorenzo pour lui demander de ne pas venir avant la fête. Il lui fallait retrouver sa sérénité, car la pensée d’affronter le regard clairvoyant de Commynes encore chaude des baisers de son amant lui était pénible. Sa position de favorite officielle, dont elle jouissait jusque-là avec quelque orgueil, commençait à lui faire honte en dépit du précédent éclatant qu’avaient constitué les amours de Simonetta Vespucci avec Giuliano, sous les yeux mêmes du mari.
Aussi fut-ce avec une joie très vive qu’elle reçut, au matin, un petit mot de Chiara l’invitant à venir passer la Saint-Jean chez elle. Avec l’appui de son amie, elle se sentirait de force à rencontrer l’ambassadeur. Mais ses préparatifs n’en furent que plus minutieux : pour ce jour de fête, elle voulait être la plus belle ! Et elle ne savait pas pourquoi...
Le jour qui se leva sur Florence proclamait la perfection de l’art du Créateur. A une aurore qui semblait refléter les roses de tous les jardins dans leurs nuances différentes, et cependant accordées, succéda l’immense soie changeante d’un ciel à l’azur indicible que le soleil au solstice caressait sans en briser la profonde couleur. Sous ce dais fabuleux, Florence, lavée de frais, parée comme une mariée, ressemblait, dans l’écrin vert de ses collines piquées de villas blanches, de noirs cyprès et de la mousse argentée des oliviers, à quelque coffre ouvert sur le trésor d’un empereur.
Dès le matin, la fête s’empara de la ville. Pas une maison, jusqu’aux plus pauvres, qui ne se fût ornée de tout ce qu’elle possédait, même de simples bouquets de feuillages ou d’une guirlande d’églantines entourant une effigie du saint.
Au palais Albizzi, Chiara avait bien fait les choses : des fenêtres du dernier étage tombaient de grandes pièces de cendal rouge et blanc séparées par de larges galons d’or et, au rez-de-chaussée, de part et d’autre de la porte, des tableaux religieux dont les personnages montraient une fierté et un faste dignes d’une cour royale représentant pourtant des scènes de la vie de saint Jean, voisinaient avec des statuettes d’ivoire à l’effigie des saints protecteurs de la famille, censés rendre hommage au héros du jour. Le tout enguirlandé de roses et de jasmins répandant une odeur exquise et grimpant jusqu’au grand toit plat où la bannière des Albizzi flottait par-dessus les tuiles rondes d’un rose délicat. C’était superbe.
Aussi fut-ce avec quelque surprise que Chiara, descendue à l’aube dans la rue pour donner à l’ensemble un dernier coup d’œil, vit son oncle, vêtu d’un sarrau de grosse toile verte, un vieux chapeau sur la tête et nanti de son attirail pour la chasse aux papillons, franchir le seuil de la maison en tirant après lui sa mule. Elle se jeta littéralement sur lui :
– Où prétends-tu aller ainsi ?
– Au Mugello. Regarde ce ciel ! C’est un jour idéal pour les papillons. Je suis sûr de faire une excellente récolte et...
Le prenant par le bras, elle le fit pivoter pour lui montrer la façade de la maison :
– Regarde un peu ! Cela ne te dit rien ?
– Si, mon enfant : c’est très joli... Attendrais-tu des invités ?
– Mais enfin, mon oncle, c’est la Saint-Jean et tu dois prendre la place qui est la tienne aux cérémonies !
– Tu crois ? La Saint-Jean... Et, tout à coup, il réalisa :
– Ah ! La Saint-Jean ! Où avais-je la tête, mon Dieu ? C’est vrai, je dois... Tu es sûre qu’il faut que j’y aille ?
– Tout à fait sûre, oncle Lodovico ! Tu es l’un des premiers de cette ville. Ne pourrais-tu t’en souvenir de temps en temps ?
– Oui... oui, bien sûr ! Mais il est tout de même dommage de sacrifier une si belle journée pour une fête ! Eh bien, allons nous attifer !
Et il rentra au palais, suivi de Chiara qui jugea plus prudent de l’accompagner jusqu’à son appartement, de crainte de le voir filer par les cuisines. Mais elle ne pouvait s’empêcher de rire en rejoignant dans leur chambre Fiora que Khatoun achevait d’habiller. Le rire s’arrêta net quand elle découvrit son amie :
– Par tous les saints du Paradis ! Que tu es belle ! Rien de plus simple, pourtant, que cette grande robe d’épais taffetas d’un beau rouge profond qui bruissait à chaque geste et qui, sans le décolleté d’où s’élançait le long cou mince de la jeune femme, eût fait penser à une simarre cardinalice. Pas une broderie, pas un ornement sur cette robe à la ligne pure dont la seule audace venait des manches amples et bouffantes arrêtées net sur la rondeur de l’épaule à demi découverte. Pas de bijoux non plus, sinon un seul : un rubis porté en ferronnière au milieu du front. La masse des cheveux noirs et lustrés était enfermée dans une longue résille d’or qui descendait plus bas que la taille de la jeune femme.
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