Les prisonniers étaient nombreux : le Grand Bâtard et son autre demi-frère Baudoin, le comte de Chimay, Olivier de La Marche, Jean de Chalon-Orbe, le seigneur de Blamont, le margrave de Roeteln et son beau-frère Philippe de Fontenoy, Philippe de Selongey et la fleur de la cavalerie bourguignonne. Ils seraient mis à rançon mais, par la grâce du duc René, Fiora, le soir même, retrouvait à la fois son époux et la chambre qu’elle avait occupée un an plus tôt dans la maison de Georges et Nicole Marqueiz...
Le duc René, cependant, n’était pas satisfait : on n’avait pas retrouvé le duc de Bourgogne et la seule idée qu’il pouvait être encore en vie mettait en péril sa victoire. Si le Téméraire avait pu fuir en Luxembourg ou ailleurs la couronne de Lorraine ne serait jamais solide sur sa tête.
Or, le lendemain, tandis que le peuple de Nancy tout entier pillait le camp bourguignon, un enfant vint aux genoux de René : c’était Battista Colonna :
– Je crois savoir où est le duc, monseigneur, car je l’ai vu tomber... Je peux guider les recherches.
On le suivit jusqu’à l’étang Saint-Jean où, parmi des dizaines de cadavres entièrement dépouillés, gisait un corps nu à moitié pris par les glaces et à peine reconnaissable. Le crâne était fendu jusqu’à la mâchoire, le corps troué de cent blessures et à demi écrasé par les chevaux, une joue dévorée par un loup ou par un chien. Auprès de lui gisait Jean de Rubempré qui avait été gouverneur de Lorraine. Les deux corps furent recueillis pieusement dans des draps blancs et rapportés dans Nancy, l’un chez un bourgeois nommé Hughes, et le duc chez Georges Marqueiz. On l’y lava, on le vêtit d’une longue robe de soie brodée, on couvrit sa tête blessée d’un bonnet de velours rouge puis on l’étendit sur un lit de parade couvert et drapé de velours noir, mains jointes, quatre torches brûlant aux angles du lit. Un autel avait été dressé dans la chambre et tous furent admis à venir saluer celui qui avait été le dernier Grand Duc d’Occident.
Le duc René vint à son tour, portant, selon l’usage des anciens preux, une barbe de fils d’or qui descendait jusqu’à sa ceinture, ultime marque de respect envers un adversaire vaincu. Il considéra un instant la dépouille mortelle, prit sa main droite et avec un soupir :
– A la mienne volonté, beau cousin, que votre malheur et le mien ne vous eût réduit en cet état...
Puis il s’inclina profondément et sortit pour aller rendre la vie à sa Lorraine martyrisée. Le lendemain, le Téméraire était inhumé dans la Collégiale Saint-Georges tendue de drap noir et en présence de tous les habitants de la ville portant à la main un cierge allumé. Tout était bien fini[xix]...
Dans leur chambre que le feu réchauffait mal, Philippe et Fiora venaient de s’aimer. Etendus, épaule contre épaule et main dans la main, ils goûtaient le bienheureux anéantissement des corps que la grande vague du plaisir vient de rejeter sur la grève blanche des draps froissés, mais ils ne dormaient pas. Ils n’en avaient envie ni l’un ni l’autre car il leur semblait que jamais ils ne réussiraient à rattraper tout ce temps perdu. Ils avaient l’impression que, par leurs mains jointes, le même sang coulait de l’un à l’autre.
Se redressant sur un coude, Philippe caressa du bout du doigt le beau visage aux yeux clos, posa un baiser sur les pointes roses des seins et passa une main tendre sur la peau bien tendue du ventre plat :
– J’espère que tu me donneras bientôt un fils, murmura-t-il contre la conque fragile de l’oreille. Il est temps, ne crois-tu pas, que nous songions à fonder une famille ?
Elle s’étira et bâilla puis, tournant la tête, colla ses lèvres à celles de son époux.
– Es-tu si pressé ? fit-elle en reprenant son souffle. Ne pouvons-nous songer simplement à nous aimer ? J’ai bien le temps d’avoir mal au cœur ! ... N’avons-nous pas toute la vie devant nous ?
– Sans doute, mais quand je t’aurai ramenée à Selongey, j’aimerais savoir que, dans ce joli corps, une petite flamme s’est allumée. Quel homme amoureux ne souhaite se fondre avec la femme aimée pour donner le jour à un enfant. Et jamais femme ne fut aimée autant que je t’aime... Mon amour, ma douce, ma belle, quand je serai loin de toi il me serait si doux.
Les derniers mots se fondirent dans un baiser ardent que Philippe prolongea le long du cou de Fiora en même temps que sa main écartait doucement ses jambes. Mais une sorte de signal d’alarme venait de s’allumer dans l’esprit de la jeune femme et, glissant hors du bras qui l’enserrait, elle s’éloigna un peu et demeura assise sur le pied du lit, les jambes repliées, considérant le grand corps étendu que de nouvelles cicatrices avaient marqué.
– Quand tu seras loin de moi ? Qu’est-ce que cela veut dire ? As-tu déjà l’intention de me quitter alors que nous venons seulement de nous retrouver ?
– Il le faudra bien, mon cœur, soupira-t-il. Le duc est mort mais la Bourgogne existe encore. Elle porte un nom : la princesse Marie que la ville de Gand tient captive avec la duchesse Marguerite. C’est le devoir de ceux qui ont été les compagnons de son père d’aller lui offrir leurs bras et leurs épées...
– La princesse Marie ? Mais elle n’a besoin de personne ! N’est-elle pas fiancée au fils de l’empereur Frédéric ? Je pense qu’il est tout de même assez grand pour veiller aux intérêts de sa future femme ?
– Après ce qui vient de se passer, je ne suis pas certain que Frédéric considère toujours cette alliance comme profitable. La Bourgogne est exsangue... et les filles du roi de France sont fort riches. Ne te fâche pas, Fiora et reviens dans mes bras ! J’ai un devoir à remplir et ma femme doit le comprendre.
Il tentait de l’attirer à lui, mais elle frappa sur les mains tendues vers elle et sauta du lit...
– Non, Philippe. Ne compte pas sur ma compréhension durant tout ce temps où nous avons été éloignés l’un de l’autre, j’ai trop souffert pour accepter une nouvelle séparation... Tu es décidément l’homme des amours brèves ! Quand tu m’as épousée tu ne voulais de moi qu’une nuit d’amour et maintenant, après seulement trois nuits, tu ne songes déjà qu’à repartir ? Mais je n’ai rien à faire de ta princesse ! Elle a encore des palais, des gardes, un énorme héritage et un fiancé impérial par-dessus le marché. Et il faudrait que, moi, j’accepte d’aller m’enterrer dans un château perdu en compagnie d’une belle-sœur qui me détestera sans doute, pendant que tu iras caracoler en Flandres et jouer les preux chevaliers venus au secours de la veuve et de l’orpheline ? Eh bien n’y compte pas ! ...
– Fiora, s’écria Philippe, tu ne comprends pas. Mon amour pour toi qui est ardent et profond n’est pas en jeu. Tu sais bien que toi seule comptes pour moi...
– Après la princesse Marie !
– Non, bien avant, mais nous devons à la mémoire de son père de tout faire pour la sauver des dangers qui la menacent. Je ne vais pas partir demain. Mais dans quelques jours nous irons à Selongey où je t’installerai en souveraine maîtresse. Et il se peut que je ne sois pas longtemps absent. Je reviendrai...
– Pour la naissance de ton premier enfant ? Eh bien non, je ne suis pas d’accord. Emmène-moi ! ...
– C’est impossible. Tu n’en as pas encore assez de la guerre ?
– Plus qu’assez car je n’ignore pas qu’elle fait beaucoup plus de veuves encore qu’elle ne fabrique de héros. Alors tu restes avec moi... ou je m’en vais !
Il se leva d’un bond, courut à elle et voulut la prendre dans ses bras.
– Folle que tu es, fit-il tendrement, où irais-tu ?
– Chez moi. Agnolo Nardi, qui gère les intérêts français de la banque Beltrami, songeait à m’acheter un domaine. Bien mieux, le roi Louis m’a fait présent d’un château près de Plessis-lez-Tours. C’est là que je vais aller, Philippe... et c’est là que tu viendras me chercher quand tu auras décidé d’être pour moi un époux, un amant... enfin, autre chose qu’un courant d’air...
– Fiora ! Tes conditions sont inacceptables. Je suis bourguignon et n’ai rien à faire en France. Jamais je n’irai ! ...
– Même pour me reprendre ?
– Même pour te reprendre...
– Alors, adieu... car c’est la seule preuve d’amour que j’attends de toi.
Il avait pâli jusqu’aux lèvres mais ses yeux dorés flambaient de colère :
– Tu n’as pas le droit de faire cela. Tu es ma femme et tu dois m’obéir...
Elle le considéra un instant, luttant contre l’envie de mettre un terme à cette dispute, de se réfugier dans ses bras et de renouer avec lui le tendre duo interrompu, mais il avait malencontreusement prononcé le mot qu’il ne fallait pas dire : obéir !
– Mon père lui-même qui avait tous les droits n’a jamais réclamé de moi l’obéissance. Si être ta femme ne signifie que cela pour toi, mieux vaut nous séparer. Un mariage peut s’annuler, je ne le sais que trop, et dussé-je aller jusqu’à Rome, je ferai briser le nôtre... à moins que tu ne viennes à moi !
Arrachant du lit une couverture, Fiora y blottit sa nudité et se jeta hors de la chambre tiède en réprimant farouchement les sanglots qui montaient dans sa gorge.
Saint-Mandé, 12 août 1988.
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