— Cela vous plaît ?

— Faudrait être difficile ! Un vrai palais !

Morosini faillit lui dire qu’on l’appelait comme ça à Venise mais se contenta de répondre :

— Un petit alors ! Ce n’est pas Versailles !

— Ver… sailles ? Connais pas !

Aldo pensa qu’il tenait là une rareté. Les Américains qui débarquaient en Europe inscrivaient toujours la demeure du Roi-Soleil dans les premiers rangs des sites qu’il fallait à tout prix visiter. Peut-être pour s’assurer que les dollars investis par leur compatriote Rockefeller dans la réfection du monument ne l’étaient pas à fonds perdus !

— C’est sans importance, concéda-t-il. À présent, si vous m’appreniez ce que vous attendez de moi ?

Pour l’encourager, il présenta un coffret à cigares que l’on refusa :

— Merci grandement mais je préfère ma pipe !

Et, joignant le geste à la parole, Mr Wishbone sortit l’objet qu’il entreprit de bourrer avec un tabac très noir qu’Aldo regarda avec inquiétude. Si jamais c’était du tabac français, Lisa – sa femme ! – allait encore insister pour que l’on envoie les rideaux chez le teinturier ! Les premières bouffées le renseignèrent : c’était exactement ça ! Mais, après tout, si le client en valait la peine… À titre de consolation, il eut droit à un rayonnant sourire, après quoi Wishbone se carra dans son fauteuil, croisa les jambes et commença :

— Voilà ! Il faut vous dire d’abord que je suis très très riche ! Des prairies à perte de vue avec dessus des vaches, des chevaux… et du pétrole en dessous !

— En effet ! apprécia Aldo. Ce n’est guère courant…

— N’est-ce pas ? J’ajoute que je suis célibataire mais très, très, très amoureux de la plus merveilleuse des femmes ! Mais peut-être la connaissez-vous ? Elle chante l’opéra et s’appelle Lucrezia Torelli.

Aldo ne put s’empêcher de rire. La Torelli ! Rien que ça ! Une voix sublime, une silhouette de rêve, un visage de madone… et très probablement une redoutable… emmerdeuse ! Deux ans plus tôt, elle était venue chanter Tosca à la Fenice avec un art si bouleversant qu’elle avait mis toute la ville à ses pieds, à l’exception du personnel du Danieli que ses caprices et ses exigences avaient mis sur les genoux et de tous ceux qui avaient eu à la servir. Elle possédait même sa légende : se disant descendante des Borgia, elle exigeait de ses soupirants avant de leur accorder quelque faveur de lui offrir des objets provenant de leur époque et, si possible, leur ayant appartenu. Des bijoux, de préférence !

À Venise, elle avait « convoqué » Morosini afin qu’il lui apporte à son hôtel un « choix » de ce qu’il avait de mieux dans le genre, faisant preuve d’une désinvolture qui l’avait mis hors de lui. Patraque, d’ailleurs, il avait répondu qu’il la recevrait volontiers mais ne se dérangerait pas. Sur ce, nouveau message de la « diva » : des rois se déplaçaient pour elle et il n’y avait aucune raison pour qu’un « prétendu » prince – commerçant, de surcroît ! – se prenne pour ce qu’il n’était pas ! Furieux, il n’avait pas répliqué et avait même interdit à Guy, qui lui avait proposé ses bons offices, de le remplacer. Leurs relations s’étaient arrêtées là.

— Vous trouvez ça drôle ? s’offusqua l’Américain.

— Oui et non. C’est en effet une admirable artiste et une très belle femme. Mais je sais ce que vous venez chercher ici… Un objet – de préférence un bijou – ayant appartenu aux Borgia ?

— Oui. Mais pas n’importe lequel ! Je veux…

Il s’interrompit tira d’une poche un calepin, le feuilleta et lut : « La Chimère de César ». Quel qu’en soit le prix ! Elle a promis de m’épouser si je la lui apporte ! C’est pour elle d’une importance majeure : encore petite fille déjà, elle s’était juré de ne donner sa main qu’à celui qui la lui offrirait !

Cette fois, Morosini n’avait plus envie de rire. Cet homme lui était sympathique et il aurait aimé lui faire plaisir. Quant à la Torelli, elle dépassait les bornes. Peut-être pour avoir trop joué Turandot, la princesse chinoise qui exigeait de ses soupirants qu’ils résolvent trois énigmes et qui les faisait mettre à mort dès qu’ils avaient échoué ! Si, en ce qui le concernait, il adorait l’air du prince Calaf et surtout celui de Liu, la petite esclave, il n’aimait pas beaucoup l’héroïne… et pas davantage celle qui se prenait pour elle. Quant à Cornélius B. Wishbone, mieux valait lui ôter ses illusions sans plus tarder.

— Je suis navré, dit-il, mais elle vous a demandé l’impossible !

— Et pourquoi ? Elle n’invente rien, je suppose, et ce joyau existe bien !

— Il a existé !

— Ce qui veut dire ?

— Qu’il a disparu depuis… vingt ans ! Il fait désormais partie des trésors de Neptune !

— Ce qui signifie ?

Morosini retint un soupir. La culture de ce sympathique bonhomme ne semblait pas l’encombrer.

— Le Titanic, vous connaissez ?

— Comme tout le monde ! Une sacrée catastrophe !

— Eh bien, votre Chimère y est toujours. Elle était depuis longtemps la propriété de la famille d’Anguisola désormais éteinte. La dernière marquise, une Américaine, ne pouvant plus supporter de vivre en Italie sans son époux, a décidé de rentrer chez elle. Le voyage inaugural d’une aussi magnifique unité l’a tentée. Elle est partie avec… et n’en est jamais ressortie…

— Je croyais qu’on avait sauvé les enfants et les femmes ?

— Pas toutes ! Il faut comprendre : la catastrophe a dû causer une effroyable pagaille ! Votre belle amie va devoir se trouver une autre preuve d’amour !

Les sourcils, le front et l’auréole de feutre noir remontèrent avec ensemble mais Cornélius ne broncha pas :

— Impossible ! C’est celui-là qu’elle veut !

— Peut-être ne sait-elle pas quel sort a été le sien ? Quand vous lui aurez dit que la Chimère a péri dans le naufrage le plus célèbre de l’Histoire, elle ne pourra que vous demander autre chose !

— Non, parce que je ne le lui dirai pas ! Elle veut ce bijou, elle l’aura !

— Voulez-vous m’expliquer comment ? répliqua Aldo qui sentait la moutarde lui monter au nez.

Si sympathique que fût le bonhomme, il y avait des limites.

— Vous n’avez pas la prétention d’endosser un scaphandre ? De toute façon, l’épave est inaccessible, elle gît à une profondeur abyssale. Il n’existe aucun moyen de l’atteindre !

— Oh, j’avais compris. Seulement -je crois vous l’avoir dit ! – je suis vraiment très riche ! À quoi elle ressemble, votre Chimère ?

Aldo aussi avait compris et ne cacha pas sa stupeur :

— Vous n’auriez pas dans l’idée de la faire copier par hasard ?

— Tout juste ! fit l’autre avec un large sourire. Ce n’est jamais qu’un bijou, finalement !

— Oui, mais pas n’importe lequel. Veuillez m’attendre un instant !

Il alla ouvrir une précieuse bibliothèque Boulle dans laquelle il conservait les livres, parfois fort anciens, ayant trait aux pierres, perles et joyaux de toutes les époques, en choisit un, le feuilleta jusqu’à ce qu’il trouve la page qui l’intéressait puis revint la mettre sous le nez de son incroyable client.

— Voilà ! triompha-t-il. En couleurs et en taille réelle !

Cornélius B. Wishbone parut un peu surpris.

— Ah… hum… oui ! fit-il.

— Si vous en convenez, vous m’en voyez ravi ! Ce n’est pas un colifichet ! En admettant qu’on les déniche, chacune des deux pierres principales représente une fortune.

Ciselé dans l’or avec un art délicat, l’animal mythique – tête de lion rugissant, corps de bouc et queue de dragon – était long d’une dizaine de centimètres et non seulement le corps était taillé dans une seule émeraude de la même nuance que celles des yeux et de la flèche de la queue, mais l’une des pattes griffues s’appuyait sur une grosse perle baroque figurant un rocher. Rien que la reproduction était impressionnante. Qu’en serait-il de la réalité !

La tête penchée, Wishbone considéra un moment la gravure, eut un discret reniflement puis émit d’un ton rêveur :

— Ça devrait pouvoir se faire !

— En y mettant du temps, de la patience et énormément d’argent, je suis d’accord avec vous, mais ce n’est plus de mon ressort ! Seul un joaillier – et pas des moindres ! – pourrait reproduire cette pièce. Et encore ! À condition d’avoir les pierres nécessaires.

— Oh, moi, j’ai tout mon temps ! émit le Texan, placide. Vous savez qui pourrait exécuter ce machin ?

— Ils sont plusieurs, rue de la Paix ou place Vendôme, à Paris, qui en sont entièrement capables. Certains réalisent pour les maharadjahs des bijoux fabuleux. Je citerais : Boucheron… ou Cartier, ou Chaumet, ou Mellerio ! Et parmi eux je penserais plutôt au deuxième ! La directrice artistique de la maison, Jeanne Toussaint, est une femme exceptionnelle qui, sans avoir jamais tenu un crayon de sa vie, peut créer des pièces extraordinaires. Cela pourrait l’amuser… mais je n’en suis pas sûr ! Elle préfère sans doute innover !

— Vous pouvez me donner une lettre pour elle ? Ou pour les autres, si cela ne l’intéressait pas ?

— Avec joie !… Oh, je vais même faire mieux : je pars ce soir pour Paris afin d’assister à une vente de joyaux. Si vous n’avez rien en perspective à Venise, je vous emmène !

Les moustaches et les coins de la bouche remontèrent de quelques centimètres.

— Une fameuse bonne idée que vous avez là ! D’autant que je pourrais vous accompagner aussi à la vente… au cas où il y aurait une babiole… un peu amusante pour inciter Miss Torelli à la patience !

— Je vous préviens qu’il n’y aura que des bijoux fort coûteux, si ce n’est ruineux. C’est une importante collection qui sera mise aux enchères. Sinon, je ne me dérangerais pas.

— C’est bien ce que j’espère ! Je me vois mal lui rapporter un briquet même en platine ou un collier d’ambre !

Morosini ne put s’empêcher de rire ! C’était vraiment une sorte de nabab, ce bonhomme !

— Savez-vous que vous êtes incroyable ? dit-il en lui tendant l’un des deux verres de whisky qu’il venait de servir. On a l’impression que rien n’est capable de vous arrêter quand vous voulez quelque chose.

— Dès l’instant où cela ne porte tort à personne, je ne vois pas pourquoi je me gênerais !

Entre leurs paupières plissées, les yeux bleu azur pétillaient de malice. Wishbone était trop sympathique pour que l’on n’essaie pas de l’aider. Aldo, tout à coup, se sentait l’envie de parcourir un bout de route avec lui.

— Je vais prier mon secrétaire de vous retenir un single pour ce soir sur l’Orient-Express. On se retrouvera à la gare ! Où descendez-vous à Paris ?

— Nulle part… enfin, je veux dire : je n’en sais rien ! En venant, je n’ai fait que changer de train !

— Alors ne vous en souciez pas ! Nous irons ensemble là où j’ai l’habitude de séjourner !

L’idée lui en était venue tout naturellement. Cet Américain hors norme allait faire le bonheur de Tante Amélie et de « Plan-Crépin » ! Ce serait trop dommage de les en priver !

Il l’aurait volontiers gardé à déjeuner mais Lisa, sa femme, hébergeait déjà à la maison son cousin Friedrich von Apfelgrüne, personnage original s’il en fut, accompagné de son épouse Hilda et de ses deux enfants, Frantz et Élisabeth, dont l’entente avec les jumeaux, Antonio et Amélia, avait été immédiate. Un peu trop même ! Et depuis leur venue, le palazzio Morosini retentissait de leurs exploits et d’une joie de vivre particulièrement inventive ! Aldo les aimait bien mais n’était pas fâché d’avoir une excuse pour un séjour reposant à Paris ! D’autant qu’aux deux paires de gamins s’ajoutait le jeune Marco, le dernier arrivé des Morosini et l’enfant chéri de Lisa, solide petit rouquin de trois ans plus jeune que les jumeaux qui, s’il ne participait pas encore aux galopades et autres grandes aventures des autres, se contentait de jouer les voix mais s’en tirait de façon remarquable en faisant preuve d’une rare vigueur de gosier qui agaçait Aldo. Celui-ci prétendait qu’on devait l’entendre jusqu’au palais des Doges ! Ce qui amusait beaucoup Lisa.

— On voit que tu étais fils unique !

— Toi aussi !

— Oui, mais moi, j’avais tellement de cousins qu’on ne s’en apercevait pas…

Aldo, pour sa part, aurait préféré des frères, les cousins en question ayant tous été – ou étaient peut-être encore ! – amoureux de Lisa. Même Apfelgrüne qui, au début de leurs relations, avait fait son possible pour l’écarter de sa belle cousine, avant de se transformer, il est vrai, en assistant plein de bonne volonté quand son ami Adalbert et lui traquaient l’opale manquant au Pectoral du Grand Prêtre de Jérusalem. Depuis, évidemment, il avait rencontré son Hilda à un bal chez les Kinski, s’était retiré de la compétition et transformé en un excellent ami. Ce qui n’était pas le cas de certains autres, comme le cousin Gaspard, suisse comme Lisa mais installé à Paris, qui ne se décourageait pas mais avait au moins la pudeur de ne pas se montrer à Venise…