Après avoir raccompagné Cornélius à la gondole du Danieli qui l’attendait, Aldo se rendit dans le bureau de Guy Buteau, son fondé de pouvoir qui avait été, jadis, son précepteur, et le trouva en compagnie de Lisa venue demander qu’il sorte du coffre la parure d’aigues-marines et de diamants qu’elle porterait le soir même au bal chez les Foscari où, puisque Aldo partait pour Paris, elle comptait emmener Friedrich et Hilda.

Comme chaque fois qu’il les voyait ensemble, Aldo admira le contraste formé entre la somptueuse chevelure rousse de sa femme et les cheveux neigeux de son vieil ami. Ils se connaissaient depuis des années, du temps où Lisa, fille d’un richissime banquier zurichois, officiait auprès d’Aldo en tant que secrétaire – ô combien compétente ! – sous le nom et l’aspect ahurissant de Mina Van Zelden, Hollandaise à lunettes et chignon serré, engoncée dans d’incroyables tailleurs en forme de cornets de frites(1). Une véritable affection les unissait mais, à l’entrée de son mari, Lisa tourna vers lui son beau regard couleur de violettes.

— Alors, ton Américain ? Il ne ressemble pas beaucoup à ceux que l’on voit d’habitude !

— Ça, tu peux le dire ! Tu ne devineras jamais ce qu’il est venu me demander ?

— L’émeraude de Néron ?… Les perles de Cléopâtre – celles qui n’ont pas fondu !… La pierre philosophale ?

— C’est presque ça : la Chimère des Borgia !

— Cela aurait pu se faire il y a des années mais depuis vingt ans qu’elle repose au fond de l’océan, cela me paraît plus difficile ! dit Guy.

— Curieux ! fit Lisa. C’est même de la folie pure. Il devrait se trouver un rêve plus accessible.

— Aussi n’est-ce pas pour lui mais pour la dame de ses pensées.

— Qui est ?… Si toutefois il te l’a confié ?

— Lucrezia Torelli, la cantatrice !

— Ta bête noire ? Celle qui se prend pour Turandot ? Le pauvre ! Il a l’air si gentil ! Tu lui as dit qu’il perdait son temps ?

— Bien sûr ! Ça ne l’a pas découragé pour autant !

— Comment cela ? s’étonna Guy. On ne possède aucun moyen de fouiller l’épave du Titanic.

— Oh, c’est beaucoup plus simple : il veut qu’on la lui copie… en vrai !

Satisfait de l’effet produit, il s’accorda le loisir de contempler les deux visages sidérés qui lui faisaient face.

— En admettant qu’on trouve des pierres semblables, cette bagatelle va lui coûter sa fortune !

— Ça ne semble pas l’inquiéter. Apparemment, elle peut supporter la dépense !

M. Buteau ôta ses lunettes, prit son mouchoir et les essuya avant d’en rechausser son nez.

— Ce n’est pas un bijou de femme. D’après les reproductions, je lui trouve même un côté menaçant !

— C’est un bijou Borgia. Le pape Alexandre VI l’avait commandé pour son fils César dont cette femme se prétend la descendante. En outre, elle jure qu’elle épousera celui qui la lui rapportera !

— Elle est futée ! commenta Lisa, amusée. Comme elle ne doit rien ignorer du naufrage, c’est une façon comme une autre d’avoir la paix, mais je ne suis pas certaine que l’idée de ton Américain soit si géniale ! Au fait, il s’appelle comment ?

— Cornélius B. Wishbone !

— En admettant qu’il réussisse à la faire copier, elle saura tout de suite que ce n’est pas la vraie…

— Les pierres seront pourtant authentiques !

— Il se peut alors qu’elle la conserve mais refuse le mariage ! Il se sera ruiné pour rien !

— Ruiné ? Cela m’étonnerait, mon cœur ! Comme je lui proposai de l’emmener chez Cartier voir ce que Mme Toussaint penserait de son projet en précisant que je devais aller à Paris pour la vente, à Drouot, de la collection Van Tilden, il m’a rétorqué qu’il avait l’intention de m’y accompagner – tenez-vous bien, mes enfants ! – pour voir s’il ne trouverait un « petit quelque chose » à acheter pour faire prendre patience à son idole !

— Mais, fit Guy Buteau d’une voix plaintive, c’est la plus belle collection privée de joyaux de la Renaissance ! Tiens, j’y pense : il y aura même trois des quelque 3 780 bijoux que Lucrèce Borgia, duchesse de Ferrare, a laissés à sa mort !

— Com… bien ? hoqueta Lisa, suffoquée.

— 3 780… à deux ou trois près ! La moindre bricole va coûter cher.

— Je le lui ai dit, reprit Aldo. Ça n’a pas l’air de le troubler !

— Et il le sort d’où, son argent, ton milliardaire ?

— Texas ! Des terres à perte de vue avec dessus des milliers de vaches… et quelques puits de pétrole !

— Tu m’en diras tant ! S’il est aussi riche, il doit être imbuvable !

— Lui ? C’est un amour ! Je vais l’emmener chez Tante Amélie. Il va la distraire énormément et j’ai hâte de savoir ce que Plan-Crépin en pensera.

— Et moi, je n’y serai pas ! gémit Lisa. Pendant ce temps-là, je vais continuer à promener la famille Apfelgrüne à travers Venise ! C’est trop injuste !

— C’est toi qui les as invités, mon cœur ! Et ce soir, chez les Foscari, tu feras encore des ravages avec cette parure qui te rend si irrésistible ! Ce pauvre Apfelgrüne va se demander pour quelle raison obscure il a épousé Hilda !

— Parce qu’elle est charmante ! Quant à toi, je me méfie toujours quand tu te lances dans les compliments ! Tu comptes rester combien de temps à Paris ?

— Trois ou quatre jours !

— Oui… mais après ? Tu iras où ?

— Quelle question ! Je rentrerai, bien sûr ! Où veux-tu que j’aille ?

— Je ne sais pas moi !… Le Tibet ?… L’Alaska ?

— Fait trop froid !

— Alors le Mexique, la Colombie aux émeraudes… les îles Sous-le-Vent.

— N’importe quoi ! Tiens, si tu es bien sage, j’essaierai de te ramener Cornélius ! Il est distrayant au possible !

— À moins que ce ne soit lui qui t’emmène au bout du monde !

Aldo fronça les sourcils. C’est qu’elle avait l’air d’y croire ! Quittant le ton de la plaisanterie, il emprisonna les épaules de sa femme dans ses mains tandis que Guy Buteau s’esquivait discrètement :

— Qu’est-ce que tu as, Lisa ? On dirait que ce voyage à Paris te tourmente vraiment ?

— N’exagérons rien ! Souviens-toi seulement que, la dernière fois, tu devais rester en Égypte cinq ou six jours et tu es resté quatre mois !

— Encore heureux de ne pas y être resté définitivement ! fit-il un peu sèchement. Que veux-tu, il faut bien que je fasse mon métier et il m’oblige à voyager ! Je ne te propose pas d’envoyer Guy à ma place pour cette vente ! Elle est importante… et je ne devrais pas être obligé de te l’expliquer. Mina Van Zelden aurait compris sans qu’on soit obligé de lui faire un dessin !

— Mais j’ai compris, rassure-toi ! Et puis tu pourras toujours revenir en compagnie d’Adalbert qui sera sûrement à Paris !

— Pas sûr : il a un appartement à Londres !

— Il m’étonnerait fort qu’il ne soit pas là ! Puisque tu vas chez Tante Amélie il s’arrangera pour que le « gang » soit au complet !

Et, posant un baiser rapide sur le bout du nez de son époux, Lisa ramassa ses écrins et remonta dans sa chambre. Elle s’en voulait d’avoir donné libre cours à la vague inquiétude qui lui était venue en apprenant qu’il allait s’occuper de cet Américain, si sympathique soit-il.

Elle n’avait rien contre l’Amérique en général et même elle y comptait des amis, mais ayant vécu auprès d’Aldo quelques années, d’abord sous un camouflage de secrétaire insipide puis comme épouse après la parenthèse du désastreux mariage polonais(2), elle avait appris à le connaître à fond et savait que, tout en lui gardant son amour intact, il était sujet à des coups de cœur dont certains pouvaient être dangereux. Elle l’avait compris quand, au moment de l’affaire de Versailles, elle avait reçu une lettre de Mme de Sommières (Tante Amélie), de style humoristique d’ailleurs, lui rappelant que, s’il était louable d’être une bonne mère, il n’était pas mauvais non plus que l’on sût qu’il existait une princesse Morosini avec qui Aldo formait un couple parfait. Il est vrai qu’à ce moment Lisa, qui venait de mettre au monde son petit Marco, ne s’occupait plus que de lui, allant même jusqu’à faire chambre à part afin de ne pas risquer de tarir son lait. Il serait bon, par exemple, écrivait la marquise, qu’elle fît une entrée fracassante au vernissage de l’exposition de sculpture d’une Américaine, Pauline Belmont, dans la galerie d’antiquités de leur ami Gilles Vauxbrun dont elle était la dernière passion…

Lisa était trop fine pour ne pas deviner une mise en garde sous le ton d’affectueuse plaisanterie. Au beau milieu de la soirée, elle avait effectué l’entrée « sensationnelle » qu’on lui conseillait. Comme César, elle était venue, elle avait vu… qu’en effet Vauxbrun était très amoureux de l’artiste – une véritable, il fallait l’avouer ! – mais qu’il n’était pas payé de retour. En revanche, il y avait plus d’une chance que Pauline aime Aldo. Et c’était une femme remarquable : belle, intelligente, sensible, incroyablement sympathique, cultivée bien sûr, pourvue enfin d’un corps de statue grecque et d’un magnifique regard gris que Lisa avait bien cru voir s’adoucir en se posant sur son époux. Mais lui semblait si heureux de son arrivée fortuite qu’elle n’avait pas douté un instant d’un amour qu’on lui avait prouvé surabondamment trois heures après dans une chambre du Ritz.

— Ne me prive plus jamais de toi, Lisa ! avait-il supplié avant de lui permettre de s’endormir. J’en souffre trop !… Et ce ne sont pas les nourrices qui manquent dans ton Helvétie natale ! Sans compter les vaches !

Tout était donc rentré dans l’ordre. N’empêche que Lisa ne pouvait se défendre d’une vague prévention envers tout ce qui émanait des États-Unis. Même s’il y avait un fameux bout de chemin entre le Texas et la 5e Avenue !

De son côté, Aldo s’interrogeait. C’était la première fois que sa femme émettait une quelconque objection à l’un de ses voyages, et d’autant plus surprenante qu’elle n’ignorait pas l’importance des joyaux qui allaient se vendre le surlendemain à l’hôtel des ventes de la rue Drouot. Habitué de la maison, il avait reçu une invitation en bonne et due forme ainsi que le catalogue… Et il n’aimait pas cela.

Pas plus qu’il n’avait aimé son attitude lorsqu’il était revenu d’Égypte. L’habituelle magie qui les jetait dans les bras l’un de l’autre à chaque retour d’Aldo n’avait pas fonctionné aussi bien même si, retirés dans leur chambre, elle s’était abandonnée sans retenue à leur ardeur amoureuse. Et il avait béni intérieurement la présence d’Adalbert qui, sans paraître se livrer à la moindre plaidoirie, avait raconté ce qu’avait été leur commune aventure sur le Nil sans rien cacher de ses propres sentiments pour une jeune Salima qui n’appartenait pas vraiment à ce monde. Son talent oratoire avait joué à plein et il avait conclu en disant à quel point lui était paru nécessaire ce séjour chez ses amis avant de retrouver le train-train… et la relative solitude de la rue Jouffroy.

— J’aurais aimé être là ! s’était-elle contentée de soupirer, ce qui avait fait bondir Aldo.

— Qu’est-ce qui t’en empêchait dès l’instant où tu étais rassurée sur le sort de Grand-Mère ? avait riposté Aldo.

— Rien, évidemment, si ce n’est que je n’étais pas certaine que ma présence soit tellement utile !

— Avec Tante Amélie et Plan-Crépin ? C’est de la mauvaise foi, mon cœur… et tu le sais parfaitement !

Cela n’était pas allé plus loin mais, à présent, et au moment de boucler ses valises pour Paris, le mince incident revenait à la mémoire d’Aldo, l’incitant à prendre quelques précautions. Aussi s’empressa-t-il de rejoindre Lisa dans sa chambre.

— Ils sont encore là pour combien de temps, les cousins ?

— Deux ou trois jours, pas plus…

— Puisque tu as si peur de me voir filer au bout du monde, viens donc me rejoindre à Paris. L’atmosphère de la rue Alfred-de-Vigny te décontractera et il ne tient qu’à toi de prendre place dans mon « gang » comme tu dis ! Sans parler de moi, Tante Amélie et son fidèle bedeau en seraient ravis ! Sans compter ton couturier préféré !

— Mais… les enfants ?

— Ah, non ! Ne recommence pas ! J’estime qu’entourés de Trudi, Mademoiselle – une nouvelle acquisition pour commencer l’éducation des jumeaux ! –, de Guy, d’Angelo, de Zaccharia, de Livia, de Fulvie, de Zian et des autres on ne pourrait nous accuser de les abandonner en plein désert !

Lisa n’avait pu s’empêcher de rire et était venue d’elle-même se blottir dans les bras de son mari.

— On verra ça !… C’est toi qui as raison, bien sûr ! Mais c’est comme un fait exprès : depuis que nous sommes mariés, nous avons été moins souvent ensemble que quand j’étais ta secrétaire ! Par ma faute autant que par la tienne d’ailleurs !