- Vous voulez un prêtre ? fit le maire renonçant d'instinct au tutoiement égalitaire en face de cette jeune femme dont l'allure et le calme l'impressionnaient.

- Bien entendu... si c'est possible ?

- C'est redevenu possible. Je dirais même qu'à présent il en sort de partout... A croire qu'un habitant sur deux de Port-Malo en cachait un !

- C'est tout à l'honneur de leur courage comme de leur générosité...

En rentrant à la maison, Laura et Jaouen furent rattrapés par un Crenn excité au plus haut point :

- Il n'y a aucun doute ! s'écria-t-il. Cette fille a été jetée à l'eau avant l'explosion avec un parpaing attaché aux pieds. Elle a dû d'abord être assommée parce qu'elle a une vilaine blessure derrière la tête. Si elle avait sauté avec le bateau elle serait en morceaux ou tout au moins brûlée en partie.

- Comment pouvez-vous voir tout cela sur un corps qui a séjourné longtemps dans l'eau ? fit Laura que cette science inattendue surprenait.

- L'habitude ! Et puis j'avoue que je me suis toujours beaucoup intéressé aux victimes de morts violentes. J'ai beaucoup vu de cadavres d'assassinés. J'ai pris des notes aussi et j'ai appris pas mal de choses. Pontallec qui ignorait qu'il allait sauter a dû la tuer pour éviter de s'en encombrer...

- Et le Fragan ? Il a été assommé lui aussi ? demanda Jaouen.

- Non et il n'a pas non plus subi l'explosion.

Aussi je me demande ce qu'il pouvait bien faire dans l'eau...

- Venez partager notre dîner ! coupa Laura. Vous aurez tout le temps de discuter. Mon amie Lalie vous aime bien et elle va raffoler de votre histoire-

Lé petit cimetière du Rosais était un joli endroit bien fait pour le repos du corps et la paix de l'âme. Prolongement d'un hôpital fondé au début du siècle et que la Marine venait de récupérer pour soigner ses équipages, il étageait ses croix et ses petites dalles au-dessus du plus large de la Rance. Quelques pins tordus par le vent et des buissons de genêts lui donnaient aux beaux jours un peu l'air d'un jardin. Laura avait toujours aimé cet enclos marin, le seul à sa connaissance qui n'eût pas une apparence tragique, même par ce jour d'octobre gris et nuageux où elle suivait, avec Lalie et Jaouen, le chariot qui emportait le corps fragile de Loeiza et celui du compagnon qu'elle n'aurait jamais choisi vers l'ultime demeure qui leur serait commune.

Elle ignorait tout de ces gens qu'elle faisait porter en terre. Jusqu'à leur apparence. Pourtant elle se sentait curieusement proche de cette jeune fille de dix-sept ans, prise au piège comme elle-même jadis, d'un homme dont mieux que quiconque elle connaissait la séduction. Tout ce qu'elle savait de Loeiza, c'est qu'elle était jolie, naïve, confiante, qu'elle avait tout donné d'elle-même et reçu la mort en échange. Car le doute n'était plus possible : on l'avait tuée avec l'enfant qu elle portait en elle. Ou plutôt Pontallec l'avait tuée avant de la jeter à la mer. C'était bien dans une manière déjà utilisée pour la mère de Laura. La seule différence, c'était le parpaing attaché aux chevilles de la malheureuse alors que Marie-Pierre avait été droguée avant de passer par-dessus bord. Elle en était réchappée. Pour peu de temps, mais l'assassin instruit par l'exemple s'était sans doute refusé à courir un nouveau risque de ce genre : il avait fracturé le crâne de sa jeune maîtresse avant le plongeon, pensant que, attachée à une lourde pierre, elle ne reparaîtrait jamais. Cependant elle était là et la raison de sa réapparition n'était pas évidente : la corde dont étaient liées ses chevilles était neuve et elle ne pouvait s'user si vite.

- Elle a été coupée ! affirmait Crenn en sortant de la salle basse.

Mais coupée par qui ? Autre question : pourquoi un des Fragan avait-il trouvé la mort dans l'eau si l'explosion n'y était pour rien ? Le docteur Pèlerin, qui avait examiné les corps à la demande du maire et de la gendarmerie, s'était montré formel : ce garçon était mort noyé. Avait-il tenté de sauver celle que l'on sacrifiait si lâchement ? S'était-il jeté à sa suite et était-ce lui qui avait coupé la corde avant que la mort n'intervienne et le réunisse à Loeiza ? Cela pouvait signifier qu'il l'aimait et d'un amour assez fort pour rompre le lien de fidélité qui les attachaient lui et son frère au marquis ?...

Un coup de vent, en s'engouffrant dans sa mante pour l'envelopper de froidure, la rappela à la réalité. D'ailleurs on arrivait : le chariot était arrêté et des hommes enlevaient les cercueils pour les porter à la double tombe ouverte au flanc du coteau où deux fossoyeurs attendaient, appuyés sur leurs bêches. Le prêtre suivit, lisant des prières et entraînant dans son sillage les quelques assistants. Des prières encore tandis que l'on mettait les corps en terre, une dernière bénédiction puis les fossoyeurs commencèrent à les recouvrir à grands gestes précis, habitués. Pendant ce temps, Laura regardait autour d'elle, cherchant le capitaine Crenn qui aurait dû être là puisque c'était lui qui s'était chargé des formalités entre les deux villes. C'est alors qu'en haut du cimetière elle vit, enveloppé d'un long manteau noir, le chapeau enfoncé jusqu'aux yeux et la main droite sur une canne, une silhouette que cependant elle reconnut aussitôt : Bran Magon de la Fougeraye plus mégalithique que jamais assistait à l'enterrement de sa fille... Elle en fut contente parce que sa présence était peut-être le signe d'un reste d'amour dont il se pouvait que cet homme n'eut pas conscience.

Entre ses mains, elle tenait un bouquet de bruyères cueillies sur le chemin. Elle s'agenouilla sur la terre égalisée à coups de pelle et déposa le bouquet devant la croix de bois que l'on venait de planter mais, auparavant, elle ôta une branche qu'elle mit dans la poche de sa robe sous l'oil interrogateur de Lalie.

D'un signe de tête, elle lui désigna la forme immobile découpée sur le ciel de plus en plus sombre :

- J'arriverai bien à la lui donner un jour, murmura-t-elle.

- Pourquoi pas tout de suite ?

- Essayons toujours !

Mais quand les deux femmes arrivèrent en haut du sentier, le père de Loeiza venait de libérer un cheval attaché à un arbre, sautait en selle avec l'aisance d'un cavalier accompli et s'éloignait dans la direction opposée à la ville.

- Il rentre à la Fougeraye, dit derrière Laura la voix d'Alain Crenn. C'est déjà beau qu'il soit venu...

- Et vous, où donc étiez-vous ? demanda la jeune femme.

- J'arrive à la fumée des cierges, je sais, mais j'ai une bonne raison : vous allez avoir, je crois, un autre enterrement à payer, citoyenne Laudren. On a retrouvé les Vincent !

- M... morts ?

- On ne peut plus. Et pas d'hier ! Le chien d'un berger les a flairés dans un trou de la lande sur les arrières de Château-Malo. Ils étaient tous là : le père, la mère et les deux fils... On avait mis de la chaux dessus, mais cela ne suffisait pas...

- Vous n'allez pas me demander d'aller les reconnaître ? s'inquiéta Laura avec horreur.

- Rassurez-vous ! N'importe qui peut faire ça... J'irai vous voir demain si vous le permettez.

Il s'inclina en portant la main à son bicorne et, à son tour, rejoignit son cheval qu'il avait laissé en liberté près des murs de l'hôpital.

La réconfortante impression du devoir accompli que Laura espérait rapporter à la maison n'existait plus. A la place il y avait une peur diffuse, la sensation d'avancer sur un terrain dont chaque repli pouvait dissimuler un cadavre. Après Loeiza qu'elle ne connaissait pas, les Vincent qui faisaient partie de son enfance. Certes la visite de leur maison ne laissait guère de doute sur le fait qu'il leur était arrivé au moins de graves ennuis, mais leur découverte dans une faille de la lande accentuait le sentiment d'une puissance maléfique étendue sur elle et sur les siens. Les Vincent étaient-ils morts parce qu'ils savaient trop de choses - par exemple le déménagement de la Laudrenais ! - ou pour éviter qu'ils n'en disent trop ? Quant à savoir qui les avait exterminés, la réponse coulait de source . ceux ou celui qui avait vidé la Laudrenais de ses trésors, et Laura craignait que tout ce mal se résume en un seul nom... Et elle se demandait, avec une profonde lassitude, si la liste des méfaits de cet homme s'achèverait un jour.

- Vous devriez cesser de vous tourmenter, fit soudain Lalie qui semblait avoir acquis la faculté de déchiffrer les pensées de sa jeune amie, vous allez en voir le bout puisqu'il est mort.

- Je voudrais tellement en être sûre !

- Peut-être ne le serez-vous jamais. La mer a rendu deux corps parce qu'ils n'ont pas subi l'explosion. La poudre noire qui a éclaté le bateau a dû réduire en parcelles les deux autres passagers. On ne trouvera certainement rien...

- C'est d'une bonne logique mais la logique et lui ! J'ai souvent pensé que s'il n'était pas le diable il en était une assez bonne imitation !

- Eh bien, dites-vous qu'il a rejoint son maître ! Le seul inconvénient, dans ce cas de disparition sans cadavre, c'est la difficulté de se remarier... au cas où l'idée vous en viendrait ?

Laura la regarda avec stupeur :

- Me remarier... moi ?

- Et pourquoi pas ? fit Lalie dont les yeux pétillaient par-dessus ses lunettes. Lorsque certain célibataire de ma connaissance en aura fini de ses travaux au service du Trône, je crois qu'un foyer devrait lui plaire ?

La jeune femme ne répondit pas. Cependant à l'expression de son visage, Lalie sentit qu'elle avait touché juste : Laura restait pensive mais ses yeux souriaient. Elle voulut cependant se défendre de cette douceur inattendue qu'elle sentait en elle :

- Il y a le souvenir de Marie...

- Je n'ai jamais parlé d'un avenir immédiat, précisa placidement la comtesse. J'ai dit : quand il en aura fini. A ce moment il serait bien que vous ayez pu obtenir la preuve de votre veuvage... définitif.

- Ne rêvons pas, mon amie ! Cette preuve, il se peut que je ne la reçoive jamais... et " lui " m'a dit un jour que le mariage n'était pas pour lui. On n'épouse pas la tempête...

- Il n'y a pas d'exemple d'une tempête qui ne se soit enfin calmée.

Lalie prit un temps de réflexion et, pendant quelques minutes, on n'entendit plus que le crépitement du feu dans la cheminée devant laquelle Laura, à demi étendue dans un fauteuil et les yeux clos semblait s'assoupir. Elle les rouvrit quand le comtesse, à la poursuite de son idée, hasarda :

- Cet homme que nous avons aperçu tout à l'heure... Ce Bran Magon de -je ne sais plus quoi...

- La Fougeraye...

- Si vous voulez ! Cet homme aurait assisté à l'explosion du haut des remparts ? Il en saurait peut-être un peu plus que les autres ?

- C'était en pleine nuit, Lalie, et à la sortie des passes. S'il attendait que le lougre saute, tout ce qu'il a pu voir, même avec une longue-vue, c'est une explosion de lumière, des flammes. Il ignorait que sa fille était à bord et je pense qu'il a dû être fort surpris lorsque l'on a retrouvé son corps...

- Pourquoi ne pas le lui demander ?

A cet instant, le vieux Guénolé entra, portant une lettre sur un plateau :

- On vient d'apporter ceci, dit-il en offrant le tout à Laura.

- De qui est-ce ?

- Je ne sais pas.

- Qui l'a portée ?

- Ça non plus je ne le sais pas. Une espèce de paysan...

Laura fit sauter le cachet à la gravure illisible et alla à la signature...

- Eh bien, dit-elle, les grands esprits se rencontrent ! Ce mot vient justement de la Fougeraye : M. Magon me demande d'aller le voir. Il dit qu'il lui est impossible de se déplacer et il souhaite., que je vienne à la tombée de la nuit...

- Et vous rentrerez comment, une fois les portes fermées ? maugréa Lalie qui n aimait pas du tout cela.

- Il m'invite à souper et ajoute qu'il nous logera pour la nuit moi, et le serviteur qui m'accompagnera.

- Il vous accorde une escorte ? Il est bien bon.. Les yeux toujours sur la lettre qu'elle lisait à mesure, Laura poursuivit :

- Le serviteur doit être armé à cause des mauvaises rencontres possibles et des patrouilles côtières toujours à la recherche de quelque chouan en mission.

- De mieux en mieux ! C'est un coupe-gorge sa maison ? Et il ne serait pas en train de vous tendre un traquenard ?

- Pour quelle raison ? Il s'excuse de toutes ces précautions qu'il juge nécessaires et il conclut en ajoutant qu'il souhaite m'apprendre certains faits d'importance ayant trait à la Laudrenais.

Elle replia le papier, le mit dans sa poche et déclara :