- Vous ici ? s'écria-t-elle d'une voix un peu basse mais chaleureuse. Ah, mon ami, vous n'imaginez pas le bien que votre présence m'apporte! Vous souhaitez pleurer avec moi, je suppose ?

Elle venait à lui les deux mains tendues et Batz, un instant, eut une sorte d'éblouissement : sa robe noire, son grand fichu et ses manchettes de mousseline devaient être exactement semblables à ce que Marie-Antoinette portait au Temple. La coiffure, sous le bonnet volante, était la même, et, comme la taille, la silhouette et aussi certains traits du visage rappelaient la Reine. Le baron eut l'impression fugitive de se trouver en face de sa malheureuse souveraine. Charlotte Atkyns était seulement un peu plus jeune et ses yeux bleus brillaient d'une vitalité que l'angoisse et le malheur avaient chassée de ceux de son modèle. Seule la couleur des cheveux brisait l'illusion mais, avec de la poudre, cette illusion pouvait se recréer : le bruit courait que les cheveux de la Reine avaient blanchi... Avec un respect involontaire, il baisa les mains offertes :

- Je n'ai pas de temps pour les larmes, lady Charlotte ! Mon roi est mort et j'ai cru, un instant, sombrer dans la folie. Mais j'en ai un autre à présent auquel je dois toute mon attention, tous mes efforts et toutes mes pensées.

- Sans doute, mais ne donnerez-vous pas la priorité à sa mère? C'est elle qu'il faut sauver maintenant. L'enfant-roi n'est que sa suite naturelle et c'est elle la plus menacée... Mais ne restons pas ici : vous devez avoir besoin de vous restaurer et l'on va sonner le breakfast dans un instant.

Une cloche, en effet, tinta dans les profondeurs du château comme la jeune femme finissait de parler, et elle glissa son bras sous celui de son visiteur pour l'emmener dans le salon où l'on servait toujours, vers dix heures, ce premier et important repas de la journée. Batz en connaissait le décor et le cérémonial et ne fut pas étonné de pénétrer dans une vaste pièce ornée de portraits de famille dans laquelle se trouvaient un billard, un piano, divers instruments de musique, des livres, et des journaux. Au milieu de tout cela, plusieurs tables à thé supportaient qui la bouilloire et le matériel nécessaire, qui des corbeilles de petits pains de plusieurs sortes, des pots de crème fraîche, de sucre, de confitures et du jambon, qui des plats chauds contenant des oufs, des saucisses et du porridge. On s'installait à sa convenance à d'autres petites tables, ce qui permettait de s'isoler un peu avec telle ou telle personne de son choix ou de venir à l'heure souhaitée. Il y avait toujours nombre d'invités dans les châteaux anglais et l'heure du petit déjeuner était celle de la liberté. Une fois rassasié, on pouvait sortir pour une promenade, lire, faire de la musique ou simplement regagner sa chambre.

Charlotte Atkyns installa son invité et appela un valet pour le servir après avoir lancé un aimable bonjour à la cantonade. Il y avait là plusieurs invités occupés à se sustenter. L'un d'eux, à l'entrée de Batz, sauta de sa chaise, abandonnant ses oufs brouillés, et vint vers lui les mains tendues comme tout à l'heure la maîtresse de maison :

- Mon cher baron ! Mais quelle chance de te voir ici ! Tu viens nous rejoindre !

- Non. Je ne fais que passer. Ensuite je rentre à Paris.

- Tu es courageux! Cela ne doit pas être bien beau, Paris en ce moment, et tu ferais mieux de rester avec nous toi qui es sans attaches...

- J'en ai plus que tu ne crois. Et surtout, j'ai une tâche à accomplir. Mais toi, que fais-tu ?

- Rien. Je vis... et je m'ennuie à mourir! Cela, Batz voulait bien le croire. Claude-Louis

de la Châtre, comte de Nançay, lieutenant général des armées du Roi, était un homme actif entre tous et le baron l'aimait bien en dépit du fait qu'il avait été, naguère, premier gentilhomme de Monsieur. Compromis dans l'affaire Favras où il était question d'enlever le Roi pour le remplacer par son frère, il avait dû prendre le large tandis que Monsieur abandonnait tranquillement Favras à la justice. On était alors en 1790 et le malheureux marquis n'eut pas droit à la mort d'un gentilhomme : on le pendit haut et court en place de Grève. La Châtre, lui, disparut, laissant en France ses amours et son épouse. Celle-ci, épousée sottement par un intérêt mal compris, était la fille decBontemps, le valet de chambre de Louis XVI. C'était aussi une mégère assez bien conditionnée avec laquelle le pauvre La Châtre s'entendit d'autant moins longtemps qu'il s'éprit d'une ravissante comtesse de Beaufort, épouse d'un émigré [i]. Mise au courant, Mme de La Châtre ne perdit pas une si belle occasion de jeter feux et flammes, exigea la séparation en attendant un divorce que les nouvelles lois rendaient possible. En même temps, elle intentait un procès à Mme de Beaufort pour une obscure raison de terrain que son époux aurait donné à sa belle. La grande surprise fut de découvrir que celle-ci était aussi atteinte du virus procédurier que l'épouse légitime. Il s'ensuivit un interminable débat dans lequel Batz joua un rôle effacé mais primordial en confiant, un an plus tôt, les intérêts de Mme de Beaufort à un certain Lul-lier, fort habile agent d'affaires de la rue Vendôme avant la Révolution et qui occupait à présent le poste important de procureur-syndic du département. Ainsi pourvu d'une façade hautement républicaine, Lullier gérait avec habileté - et honnêteté! - les biens de certains émigrés, dont La Châtre. Ce qui ne l'empêchait pas de donner à la Révolution toutes les assurances possibles sur son loyalisme et ses vertus républicaines : il avait même accepté de payer leur " salaire " à quatre égorgeurs de Septembre " pour avoir travaillé pendant deux jours " !

La mine affligée de son ami désola Batz :

- Et tu es venu t'ennuyer chez lady Charlotte? Ce n'est pas très gai sans doute ?

- Je m'ennuie à Londres. Jamais ici, ajouta le comte en prenant la main de son hôtesse pour la baiser.

- Pourtant tu vas y retourner bientôt. Nous allons avoir besoin d'agents actifs. Je sais que toi et Montlosier avez accès assez facile auprès du ministre Pitt : il va falloir ouvrer pour préparer l'Angleterre à recevoir le jeune roi Louis XVII...

- Et la Reine n'est-ce pas ? répéta Mme Atkyns. C'est elle la plus menacée, c'est elle qu'il faut sauver en premier !

- J'aurais dû dire : la famille royale ! Et sois tranquille, La Châtre, je te réserve un rôle! D'autant que tu es l'un des rares émigrés riches. Cela peut être utile...

- Moi aussi je le suis, dit Charlotte. Et je suis prête à engager ma fortune pour la Reine... et les siens.

- Je le sais. Cependant, mes prières dans l'instant présent n'iront pas au-delà d'un déjeuner. Je meurs de faim, ajouta-t-il en souriant.

- Seigneur! Nous sommes impardonnables, le comte et moi, de vous tenir debout ! Asseyez-vous ! Je vous sers !

Une fois son hôte nanti et La Châtre retourné à son propre breakfast, lady Atkyns s'assit près de Batz, une tasse de thé à la main :

- Dites-moi à présent en quoi je puis vous être bonne, mon ami. Pour franchir la mer en cette saison, il faut avoir une raison bien forte...

- En effet. Je pensais trouver chez vous une amie, une jeune Américaine qui transporte pour moi un... trésor.

La magie du mot opéra comme d'habitude :

- Un trésor ? Et vous vous en seriez déchargé sur une femme ? murmura Charlotte Atkyns avec, dans la voix, l'ombre d'une déception.

- Oui, parce que c'était la sagesse. Laura Adams porte, cousu dans l'ourlet de sa robe, le grand diamant bleu de Louis XIV volé au Garde-Meuble et que j'ai eu la chance de me faire rendre par le duc de Brunswick auquel la Toison d'Or de Louis XV, dont le diamant est la pièce maîtresse, avait été offerte pour qu'il renonce à marcher sur Paris.

- Le bruit en a couru chez la duchesse de Devonshire. Ainsi c'était vrai ?

- On ne peut plus vrai : le pillage des joyaux de la Couronne de France a été orchestré par Danton et peut-être aussi Roland pour acheter les Prussiens. A présent je ne vous cache pas que je suis inquiet : Laura Adams qu'accompagné mon ami le journaliste Ange Pitou devrait être chez vous. Je lui avais donné vos adresses comme point de ralliement...

- Vous êtes allé à ma maison de Londres ?

- Tout droit en débarquant : on n'y a pas vu mes voyageurs mais comme votre gardien n'ouvre pas facilement votre porte, j'ai pensé qu'ils avaient pu croire la maison vide et se décider pour votre château. Or, je constate avec chagrin qu'ils ne sont pas là.

- Quelle route devaient-ils prendre?

- Saint-Malo où ma messagère a des... facilités, et Jersey. Ils sont partis une bonne semaine avant moi et j'ai été retardé à Boulogne par une légère avarie à mon bateau, sans compter un malaise de Mme de Saint-Gérand que j'ai amenée ici avec son époux. Même avec une mer peu clémente, ils devraient être là...

Charlotte Atkyns s'empara de la théière pour resservir son hôte. Elle et Batz étaient seuls à présent. Voyant qu'ils s'étaient engagés de toute évidence dans une conversation intime, La Châtre et les trois autres personnes présentes s'étaient esquivés avec discrétion.

- Ce chemin-là est long, périlleux. Vous-même, avez-vous rencontré des désagréments? Mais j'y pense : pourquoi ne pas leur avoir indiqué votre hôtel de la Sablonnière ?

- Je l'ai indiqué, en spécifiant qu'ils ne devaient s'y installer que si vous n'étiez ni à Londres ni ici. C'est une excellente maison mais elle fourmille d'espions qui ne sont pas tous anglais. Oh! je ne vous cache pas que je suis inquiet... très inquiet même!...

- C'est fort compréhensible. Que comptez-vous faire à présent ?

- Certes pas m'endormir dans les délices de votre demeure, ma chère ! Il faut que je reparte.

- Et où voulez-vous aller?

- A leur rencontre... Il a dû se passer quelque chose...

- C'est insensé ! Retard ne signifie pas accident ou malheur ! Vous risquez seulement de les croiser sans les voir, donc de les manquer.

- Je ne peux pas rester ici à ne rien faire. A la marée de cette nuit, je ferai voile vers Jersey où j'avais indiqué quelques points de repère. Ainsi, je saurai au moins s'ils y sont passés. Ma chère amie, ajouta Batz en se levant, je vous remercie de ce moment délicieux à tous égards passé auprès de vous. Veuillez demander ma voiture !

En un instant, Charlotte fut presque en larmes : l'arrivée du baron signifiait pour elle tout autre chose qu'une visite éclair à la recherche de deux inconnus. Elle se pendit à son bras :

- Ne partez pas si vite, voyons! Attendez-moi! J'ai donné ordre de préparer mon bagage...

- Votre bagage ? Mais pour quoi faire ?

- Pour partir, bien sûr ! En vous voyant arriver et sachant avec quelle facilité vous passez le Channel, j'ai pensé qu'il y avait là une réponse à mes interrogations intimes ! Je veux aller à Paris parce que je veux travailler à la libération de la Reine ! On ne se hâtera jamais assez pour une telle cause...

- Il ne peut être question que vous m'accompagniez ce matin. Je vous l'ai dit, je vais à Jersey, pas à Paris. Ensuite, si Dieu le veut, je reviendrai pour me rendre chez William Gray, le joaillier de Bond Street...

- Fort bien. En ce cas, je vais vous suivre à Londres où j'attendrai de vos nouvelles mais... au cas où vous ne retrouveriez pas votre diamant...

- Si je ne le retrouve pas, c'est que Laura Adams et Ange Pitou seront morts, perdus en mer ou Dieu sait quoi, gronda Batz. Toute autre explication est impensable...

- Soit, soit! Ne vous fâchez pas! C'est une simple hypothèse. En ce cas, dis-je, souvenez-vous que je suis très riche et que ma fortune est au service de la Reine !

Touché, Batz lui sourit :

- Pardon ! Je sais quelle âme généreuse est la vôtre. N'oubliez cependant pas que vous avez un fils...

- Et ce fils a un père dont il héritera. Mais j'y pense, pourquoi ne viendriez-vous pas me chercher, que vous ayez pu faire affaire avec William Gray ou non ? Si le diamant est perdu, je vous donnerai, moi, l'argent nécessaire... et je pourrai repartir avec vous !

- Non, Charlotte ! Paris est devenu trop dangereux, surtout si l'Angleterre déclare la guerre à la France. Je ferai appel à vous si besoin est. Avant de prendre la vôtre, je possède encore une fortune... et le reste de la Toison d'Or ! Mais je promets de revenir vous voir si je reviens à Londres-Vingt minutes plus tard, Batz quittait Ketteringham Hall au désespoir de La Châtre qui, enfermé dans sa chambre, griffonnait fébrilement des lettres destinées à sa femme, à Lullier, et surtout à sa chère maîtresse dont la séparation lui était douloureuse. Il voulait la convaincre de le rejoindre comme elle aurait dû le faire depuis longtemps. Ce procès stupide lui tenait-il tellement à cour qu'elle le préférât à la vie tellement agréable qu'elle trouverait auprès de lui ? Il était prêt à toutes les folies pour elle et souhaitait en faire sa femme dès que le divorce serait enfin intervenu... Sur ce point, la Révolution avait du bon.