Mais l'encre du long plaidoyer n'était pas encore sèche quand le roulement de la voiture du baron sur le sable des allées vint lui apprendre que son messager d'amour était déjà parti...

En rentrant à Londres, Batz conserva sa voiture de louage dont on changea les chevaux et le cocher tandis qu'il se rendait à l'hôtel de la Sablonnière d'où - et il en bénit le Ciel - Peltier était absent. Là, il s'assura que l'on n'y avait pas vu le couple qu'il cherchait et prit toutes dispositions pour qu'on le retienne au cas où il apparaîtrait pendant son absence. Tranquille de ce côté, le baron se fit conduire au port où il donna d'autres ordres au capitaine Grimaud, patron de la Marie-Jeanne, l'un des deux lougres boulonnais qui lui appartenaient. Un détail que tous ses amis de Paris, y compris Marie Grandmaison, sa maîtresse et chère compagne, ignoraient. Grimaud devait l'attendre tranquillement dans le port de Londres tandis qu'il se rendrait à Portsmouth puis, de là, à Jersey, par le chemin normal, celui qu'empruntaient les bateaux assurant plus ou moins la liaison entre les îles anglo-normandes et le royaume britannique. Cela diminuait les risques de manquer Laura et Pitou au cas où ils seraient en route. En effet, toujours méticuleux lorsqu'il établissait un plan, Batz avait indiqué aux deux jeunes gens les auberges de Saint-Hélier à Jersey et de Portsmouth qui pouvaient leur servir de relais. Mais quand, au bout des quelque quatre-vingts miles qui séparaient la capitale de son plus grand port militaire, il atterrit à l'auberge du Soient, il n'avait trouvé trace des voyageurs dans aucun relais et l'aubergiste ne les avait pas vus davantage.

A mesure que le temps passait, que les espoirs s'envolaient l'un après l'autre, Jean de Batz sentait l'angoisse le gagner. Une angoisse qui s'attachait bien davantage au sort de Laura et de Pitou qu'au diamant transporté par la jeune femme. En dehors de la mer, remarquablement calme pour un début de février, il y avait toujours à craindre un accident quelconque, ou le refus de Mme de Laudren de confier une fille retrouvée par miracle alors qu'elle la croyait morte à de nouveaux périls. Dans ce cas, il aurait fallu recourir à l'un de ces passeurs courageux mais parfois avides, et toujours imprévisibles, qui chargeaient, de nuit, des groupes d'émigrés dans leurs barques pour leur permettre d'atteindre les cutters ou les bricks anglais qui s'aventuraient le long des côtes pour récupérer ces malheureux. La vive imagination de Batz, encouragée par la prédiction de Bonaventure Guyot [ii], ne cessait de lui offrir un éventail de catastrophes allant parfois à la limite du vraisemblable.

Le moral du baron baissait à vue d'oil quand il s'embarqua pour Jersey. En parlant avec le capitaine, il apprit que la population de l'île augmentait de jour en jour. Beaucoup de prêtres surtout, venus se mettre sous la protection des évêques de Bayeux et de Tréguier émigrés depuis que l'on avait tenté de leur imposer le serment constitutionnel. Cette invasion catholique posait même quelques problèmes à lord Beleare, le gouverneur de l'île, protestant bon teint qui n'avait aucune envie de voir son territoire virer au papisme. Heureusement, quelques émigrés riches achetaient des propriétés ou faisaient construire ce qui leur permettait de loger une grande partie de ces gens auxquels il avait bien fallu accorder une certaine liberté de culte. A la grande satisfaction de la garnison, presque entièrement irlandaise. Jersey pouvait compter en outre, pour sa défense, sur nombre de jeunes gentilshommes avides de se battre venus rejoindre l'aimable prince de Bouillon occupé à installer une sorte de boîte aux lettres entre la France et l'Angleterre, en attendant de pouvoir mettre cet organisme au service du comte d'Artois... Mais au milieu de tout ce monde, le digne marin n'avait pas vu passer le couple qu'on lui décrivait...

Le vent de noroît soufflait mais il faisait presque beau le matin où Batz prit pied sur l'île. Un soleil hivernal, clair et pâle, jouait à cache-cache avec les nuages de tous les tons de gris qui parcouraient le ciel bleuté d'un bout à l'autre de l'horizon. On était en hiver et il ne faisait pas chaud, pourtant la petite ville ronde de Saint-Hélier reposait presque printanière dans le nid de verdure que formaient autour d'elle ses collines où s'étageaient des jardins, à l'abri de puissantes levées de rocs. Des chaussées rocheuses dont l'une prolongeait la jetée du port, et l'Elizabeth Castle aux murs massifs dressés au-dessus des remparts à la Vauban, complétaient ses défenses.

Tout y était marqué au coin de l'Angleterre avec ses maisons basses aux couleurs variées, aux enseignes rouillées par le vent de mer mais joyeusement peinturlurées. Un navire de Sa Majesté, ancré dans le port au milieu des bateaux de pêche, ressemblait à une poule au milieu de sa couvée, et sur les quais l'activité était intense. On construisait à tour de bras pour loger les réfugiés dont certains ne repartiraient plus. La vocation de Jersey qui aurait pu s'appeler l'île aux bannis n'était-elle pas de donner asile depuis que la révolution de Cromwell avait poussé vers elle les deux fils de Charles Ier, le roi décapité, et nombre de leurs fidèles ? A présent elle accueillait avec bonhomie ceux que chassaient un autre séisme et l'ombre d'un autre roi, double tragique du Stuart assassiné...

Batz repoussa son inquiétude dans un coin de son esprit. Cette île d'où, comme ce jour-là, on apercevait les côtes de France, mais que celle-ci n'avait jamais réussi à soumettre, ce caillou où s'assemblaient hommes de Dieu et hommes d'épée, pourquoi donc ne serait-elle pas l'abri rêvé pour un petit roi fugitif comme elle l'avait été pour de jeunes princes pourchassés ?... Un plan déjà s'ébauchait dans l'esprit fertile du baron tandis qu'il se dirigeait vers la London Tavern qu'il avait indiquée comme point d'atterrissage à Pitou. Il serait plus facile qu'en Angleterre d'y rassembler l'armée de braves soldats nécessaire à la reconquête du trône...

A quai, un cutter arrivé depuis peu sans doute débarquait quelques personnes : deux femmes dont l'une âgée que l'on aidait à franchir la planche, un prêtre et deux jeunes garçons avec de maigres bagages. Ces gens offraient du malheur une image si frappante que Batz, machinalement, se découvrit et salua. Puis, avec un haussement d'épaules découragé, il tourna les talons et piqua droit sur la taverne, franchit le seuil, fouilla la salle des yeux et eut une exclamation de joie : il y avait là un homme qui buvait quelque chose dans un bol et dont il reconnut aussitôt les cheveux de paille et l'épi rebelle : Ange Pitou, mais il était seul et rien, aucune tasse abandonnée, n'indiquait que, l'instant précédent, il y eût quelqu'un en face de lui. Il alla s'y asseoir.

- Heureux de vous voir, mon ami ! Je commençais à désespérer.

Par-dessus le rebord de faïence, les yeux bleus, fatigués, du jeune homme s'arrondirent d'une surprise où entrait du soulagement :

- Pas tant que moi, baron, pas tant que moi ! Par quel miracle m'apparaissez-vous ce matin ?

- C'est tout simple : ne vous ayant trouvé ni à Londres ni dans le Norfolk, je venais à votre rencontre. Où est Laura ?

Le journaliste reposa son bol vide et eut un geste évasif :

- Restée là-bas... à Cancale ! Mais rassurez-vous, ajouta-t-il en baissant la voix de plusieurs tons, j'ai le diamant...

Batz examina mieux la figure de son ami et la trouva bizarre. Il n'aimait pas beaucoup l'air faussement détaché qu'affichait Pitou et derrière lequel il croyait déceler une douleur.

- A Cancale? Qu'y faisiez-vous alors que vous deviez embarquer à Saint-Malo ?

Une servante - figure ronde et fraîche, bonnet et tablier de toile blanche sentant bon la lessive -apparut entre les deux hommes et sourit à Batz qui lui rendit de ses yeux noisette :

- Que puis-je vous servir, sir? Si comme ce monsieur vous arrivez, vous devez avoir faim ?

- Bien deviné ! Avez-vous du café ?

- Bien sûr! Nous sommes la meilleure auberge de l'île. On mange même mieux chez nous que chez le lieutenant-gouverneur !

- Alors du café, du pain, du jambon et un peu de votre délicieux beurre qui sent la violette.

La fille éloignée, le sourire de Batz s'effaça.

- Revenons à nos moutons ! Pourquoi Cancale ?

- Parce qu'à Saint-Malo une surprise nous attendait : au moment où nous frappions à l'hôtel de Laudren, une jeune servante en est sortie. Elle était la femme de chambre de... Mme de Pontallec avant qu'elle ne devienne Laura Adams, et elle l'a reconnue tout de suite. Avec terreur, d'ailleurs, parce qu'elle l'a prise pour un fantôme... Comme nous voulions entrer tout de même, elle a paru encore plus effrayée et nous avons dû l'emmener à l'abri d'une auberge un peu plus loin pour qu'elle se décide à dire de quoi il retournait. Je crois que vous ne devinerez jamais, baron, la raison pour laquelle nous ne pouvions pas voir Mme de Laudren ?

- Ce matin je n'ai pas l'esprit très ouvert aux devinettes. Elle est très malade et la servante craignait que la réapparition subite de sa fille ne la tue? Pitou ne put s'empêcher de rire :

- Si ce n'était que ça ! Je vous ai dit que vous ne trouveriez pas. Non seulement Mme de Laudren n'est pas malade le moins du monde, mais elle nage dans le bonheur : elle vient d'épouser son gendre...

- Qu'est-ce que vous dites ?

- Oh, vous avez très bien entendu : Mme de Laudren croyant sa fille morte et enterrée s'est laissé prendre au charme de Pontallec et ils se sont mariés il y a peu...

Batz garda le silence quelques secondes, digérant la nouvelle qu'il fit glisser avec une gorgée de café brûlant avant de demander :

- Et elle, Laura ? Comment a-t-elle reçu cela ?

- Aussi mal que possible. Elle est partie de l'auberge en courant mais devinant ses intentions, je me suis jeté derrière elle et, en effet, je l'ai rattrapée juste avant qu'elle n'arrive chez sa mère. La jeune Bina, la servante, nous avait suivis, terrifiée. A nous deux, nous avons réussi à ramener Laura à l'auberge. Là j'ai envoyé la petite à ses affaires, en lui recommandant la plus grande discrétion, et j'ai commencé à parler. A batailler plutôt : Laura voulait absolument faire irruption dans sa maison d'enfance pour s'y déclarer bien vivante et dénoncer les crimes de Pontallec... Vous imaginez les réactions que son entrée aurait pu déclencher! D'après Bina - et je veux bien la croire -, elle ne serait pas restée très longtemps en vie.

- Un accident " regrettable " ? La mère aurait peut-être émis quelques protestations ?

- Pour ce que j'en sais, elle n'a jamais été une mère très chaleureuse. En outre, je la crois aveuglée par l'amour et c'est toujours grave quand une femme épouse un homme plus jeune qu'elle. Je suis persuadé qu'elle n'aurait rien cru de ce que sa fille a souffert de Pontallec, et lui aurait joué l'innocence. Peut-être d'ailleurs la croyait-il morte de bonne foi ?

- Peut-être... Il s'est trouvé en face d'elle, au château de Hans, et il ne l'a pas reconnue [iii]. Quoi qu'il en soit, comment avez-vous convaincu Laura de ne pas courir leur clamer sa vérité ?

- Je lui ai rappelé que nous avions une mission à remplir et que le mal étant fait, mieux valait remettre à plus tard ses affaires de famille. Le problème que nous avions à résoudre était celui de l'embarquement pour Jersey puisque nous ne pouvions plus compter sur l'aide de la nouvelle marquise. C'est Laura qui a trouvé la solution.

- A Cancale.

- Oui. Vous vous souvenez, je pense, de Joël Jaouen, cet homme de confiance de Pontallec dont j'avais fait la connaissance au club des Amis de la Liberté dans les débuts de la Révolution...

- Comment voulez-vous que je l'oublie ? fit Batz en haussant les épaules. C'est grâce à lui et à la confiance qu'il avait mise en vous que nous avons su ce qui se passait rue de Bellechasse et que nous avons pu intervenir pour soustraire cette malheureuse aux entreprises de son époux...

- Pardonnez-moi! Je suis tellement tourmenté que je n'ai plus vraiment ma tête à moi ! Toujours est-il qu'en ramenant... Anne-Laure de Pontallec de l'enterrement discret de sa petite fille, Jaouen, qui avait tenté vainement de l'empêcher de rentrer chez elle, lui avait dit qu'au cas où elle aurait besoin d'un refuge, elle pourrait se rendre à Cancale, dans un petit bien qu'il possède là-bas et qui s'appelle le Clos Marguerite dont une voisine et cousine possédait la clef. Il avait même ajouté que si le danger se rapprochait d'elle, il serait toujours possible de la faire passer à Jersey. Nous sommes donc allés à Cancale. A mon grand soulagement, je l'avoue : l'air de Saint-Malo me semblait aussi malsain que possible...