Lorsqu’il succéda à l’Empereur, Louis XVIII aurait pu considérer que, rassemblé en France par l’un de ses aïeux, le trésor devait y rester, mais il choisit, pour essayer de rétablir des relations détériorées par la tempête corse, de le renvoyer à Madrid. Malheureusement, l’emballage ne fut guère soigné : plusieurs pièces furent endommagées ou brisées durant le transport. Pis encore : une douzaine d’entre elles disparut… La coupe d’agate ornée de vingt-cinq rubis et de dix-neuf émeraudes était du nombre.

Ayant ainsi identifié son acquisition, Aldo pensa qu’il serait bon de la céder à la Couronne espagnole afin qu’elle rejoignît ses sœurs rescapées de tant de tribulations au palais du Prado. Il écrivit au roi Alphonse XIII et reçut, en réponse, une invitation.

Ce ne fut certes pas une bonne opération financière : les rois se font volontiers tirer l’oreille pour ouvrir leur bourse, notamment pour acheter ce qu’ils considèrent comme leur appartenant. L’Espagnol ne faisait pas exception : il feignit de croire qu’il s’agissait d’un présent, embrassa le Vénitien sur les deux joues, lui conféra l’ordre d’Isabelle II avec une émotion qui fit même couler une larme le long de son imposant nez bourbonien et l’admit définitivement « en son particulier ». Autrement dit, Morosini fut traité en ami, accompagna le Roi dans quelques-unes des courses folles qu’il aimait exécuter avec les puissantes voitures dont il raffolait et, surtout, le suivit à la chasse, ce qui lui permit de constater qu’Alphonse XIII possédait un œil d’aigle et une incroyable rapidité de tir. Ainsi, chassant au vol avec trois fusils et deux « chargeurs », Sa Majesté Très Catholique réussissait souvent le coup de cinq : deux devant, deux derrière et le cinquième n’importe où ! Stupéfiant ! C’était très certainement le meilleur fusil d’Europe, mais comment, après une semaine de tels privilèges, oser présenter une facture comme un simple boutiquier ? Aldo passa la coupe aux profits et pertes et prit la route de Séville en compagnie de Victoria-Eugénie, heureux de revoir les Medinaceli et la Casa de Pilatos, l’une des plus belles demeures érigées sous le ciel d’Espagne.

Construite dans le style mudéjar bien qu’elle eût été commencée à la fin du XVe siècle, la Casa enfermait entre ses murs sévères deux jardins foisonnants où chantaient des fontaines, divers bâtiments, une cour d’honneur et un admirable patio – celui-là même où se tenait le chanteur –, des galeries ajourées et une décoration mauresque où les azulejos tenaient une grande place. Un peu trop même au goût de Morosini qui n’appréciait pas outre mesure une telle débauche de ces plaques de faïence diversement dessinées et colorées. L’ensemble possédait cependant un charme indéniable.

Quant au nom, si ce palais de sultane portait celui du trop célèbre procurateur de Judée, il le devait à don Fadrique Enriquez de Ribeira, premier marquis de Tarifa, qui, ayant effectué un voyage en Terre sainte, voulut que sa maison ressemble à celle de Pilate. Une légende peut-être mais qui persista, et le palais devint chaque année, pendant la semaine sainte, le point de départ d’une sorte de « via dolorosa » serpentant à travers Séville dont il faut bien dire que la partie médiévale ressemble à Jérusalem, avec ses maisons blanches refermées sur elles-mêmes, ses jardins secrets et ses cours noyées d’ombre.

Frénétiquement applaudis, chanteur et guitariste s’étaient retirés après avoir eu l’honneur d’être présentés à leur reine. Morosini en profita pour reculer discrètement dans l’assistance ; le moment lui semblait propice pour aller contempler de plus près un tableau placé dans un petit salon des appartements d’hiver qu’il n’avait fait qu’entrevoir.

Silencieux sur les minces semelles de ses souliers vernis, il grimpa l’escalier qui s’élevait en larges volées dans une cage habillée de céramiques de couleur en un style mauresque adapté au goût de la Renaissance, gagna la pièce en question mais s’arrêta au seuil avec une grimace de déception : quelqu’un avait eu la même idée que lui et se tenait devant le portrait, celui de cette reine d’Espagne que l’on appelait Jeanne la Folle et qui était la mère de Charles Quint.

Œuvre du Maître de La Légende de la Madeleine, c’était un ravissant portrait peint quand la fille des Rois Catholiques était toute jeune et l’une des plus jolies princesses d’Europe. Le terrible amour qui la conduirait aux portes de la folie ne l’avait pas encore emportée. Quant à la femme qui se tenait là et dont les mains caressaient le cadre, sa silhouette offrait une curieuse ressemblance avec celle du tableau. Sans doute parce qu’elle était coiffée et habillée de la même façon, celle du XVe siècle.

Morosini pensa qu’il avait affaire à une originale puisque, ce soir, c’était Goya que l’on avait choisi pour thème. Le costume n’en était pas moins somptueux : la robe et le voile de tête étaient en velours pourpre, brodés d’or : des vêtements dignes d’une princesse. La femme elle-même semblait jeune et belle.

Approchant sans bruit, Aldo constata que les longues mains d’une extraordinaire blancheur abandonnaient le cadre pour toucher le bijou que Jeanne portait au ras du cou, un large médaillon d’or ciselé autour d’un gros rubis cabochon. Elles le caressaient à présent, et l’observateur crut entendre un gémissement. C’était ce joyau que le prince-antiquaire voulait examiner de plus près. Par sa forme et sa taille, il lui rappelait d’autres pierres.

Intrigué au plus haut point, il voulut aborder l’inconnue, mais cette fois elle l’entendit, tourna vers lui l’un des plus beaux visages qu’il eût jamais vu : perfection d’un ovale pâle et insondable profondeur de deux yeux immenses et sombres, si grands que la femme semblait presque porter un masque. Et ces yeux étaient noyés de larmes.

– Madame, commença-t-il…

Il n’alla pas plus loin : avec un geste d’effroi, la femme s’enfuit vers les ombres amassées au fond de la pièce peu éclairée. Ce fut si subit qu’elle parut s’y fondre, mais déjà Morosini était sur sa trace. Revenu à l’escalier, il la vit arrêtée à mi-hauteur comme si elle l’attendait :

– Ne partez pas ! pria-t-il. Je veux seulement vous parler.

Sans répondre, elle continua de glisser le long des marches, s’engagea dans la cour d’honneur, s’arrêta de nouveau près du portail. Aldo retint l’un des serviteurs qui se dirigeait vers le patio avec un plateau chargé de coupes de Champagne :

– Cette dame, dit-il, la connaissez-vous ?

– Quelle dame, señor ?

– Celle qui se tient là-bas, près de l’entrée, dans cette extraordinaire robe rouge et or…

L’homme regarda le prince avec une vague commisération :

– Pardonnez-moi, señor, mais je ne vois personne…

D’un geste instinctif, il écartait un peu son plateau, persuadé que cet élégant personnage en habit – Morosini ne se déguisait jamais – n’était déjà plus dans son état normal.

– Vous ne la voyez pas ? fit Aldo abasourdi. Une femme ravissante vêtue de velours pourpre ? … Et tenez, elle fait un geste de la main ?

– Je vous assure qu’il n’y a rien ! gémit le domestique soudain apeuré, mais si elle vous fait signe, il faut la suivre ! … Veuillez m’excuser !

Ayant dit, il disparut comme un feu follet, réalisant avec son plateau dont les verres s’entrechoquaient comme des dents qui claquent un miracle d’équilibre. Morosini haussa les épaules et tourna la tête : la femme était toujours là et faisait signe de nouveau. Aldo n’hésita pas une seconde : si mystère il y avait, ce mystère-là était beaucoup trop séduisant. Il se dirigea vers le porche au moment même où l’inconnue le franchissait. Il crut un instant l’avoir perdue, mais elle s’était contentée de tourner un angle de rue et il la vit soudain arrêtée près d’une fontaine d’où elle renouvela son geste d’invite avant de s’enfoncer à travers un dédale de rues et de places. Séville n’obéissait à aucun plan, éparpillant ses palais, ses maisons, ses jardins dont le vert intense tranchait sur le blanc pur ; l’ocre des bâtisses et le rose tendre des toits. Sauf aux heures les plus lourdes du soleil, la ville débordait d’une vie exubérante que la nuit n’éteignait pas. Son velours bleu piqué d’étoiles renvoyait ici ou là l’écho d’une guitare, une chanson fredonnée, des rires ou le claquement allègre des castagnettes dans quelque posada.

La femme en rouge allait toujours, de façon si capricieuse que Morosini, complètement perdu, se demanda si elle ne brouillait pas les pistes, revenant peut-être sur ses pas. N’avait-on pas vu déjà ce palmier solitaire au dessus du mur d’un jardin ? Et cette dentelle de fer forgé tendue devant une fenêtre au pied de laquelle poussaient des roses ?

Découragé, inquiet aussi, il fut tenté de renoncer, s’assit sur un ancien montoir à chevaux : les pavés inégaux dont certains n’étaient que les galets du Guadalquivir n’étaient guère tendres pour des souliers de soirée. Une bonne paire d’espadrilles aurait été tellement plus confortable ! Et pourtant Morosini repartit… s’enfonça dans une ruelle sombre à l’entrée de laquelle s’était arrêtée la dame en rouge. Elle esquissait toujours le même geste d’appel, mais cette fois elle souriait et ce sourire fit oublier au Vénitien ses pieds douloureux. Sans doute s’agissait-il d’une infernale coquette, pourtant elle était si belle qu’il était impossible de lui résister.

La nuit était plus sombre dans le quartier sur lequel débouchait le boyau. Les maisons étaient moins pimpantes, plus vieilles aussi. Sur leurs murs gris et lépreux, l’odeur d’orangers en fleur qui enveloppait Séville se mêlait, à celle, âpre et fétide, de la misère. Et Morosini n’eut même pas le temps de se demander ce qu’une femme en robe de bal venait faire dans cet endroit qu’elle avait disparu à l’intérieur d’une bâtisse menaçant ruine mais gardant les traces d’une antique splendeur et se complétant d’un jardin sauvage. Le tout occupait l’angle d’une placette ennoblie d’une petite chapelle.

Décidé à poursuivre l’aventure jusqu’au bout, Morosini pensait avoir facilement raison du vantail fendu, mais le bois résista. Il y appuyait son épaule pour se forcer un passage quand, derrière lui, une voix s’éleva :

– Ne faites pas cela, señor ! À moins que vous ne teniez à ce qu’il vous arrive malheur…

Brusquement retourné – il ne l’avait pas entendu venir – Aldo, un sourcil relevé, considéra l’étrange personnage sorti de nulle part qui l’abordait. Avec sa figure osseuse allongée d’une courte barbe, son crâne rasé, ses pommettes accusées et l’espèce de souquenille rouge dont les trous montraient du linge qui avait l’air blanc, il ressemblait au Porteur d’eau de Vélasquez, mais ses oreilles en pointe, son œil flambant sous une lourde paupière et le pli sardonique de sa bouche mince évoquaient quelque diable sur le point de jouer un mauvais tour. Ce qui laissa Morosini tout à fait froid :

– Pourquoi m’arriverait-il malheur ?

– Parce que c’est la nuit du 15 mai, fête de San Isidro, l’archevêque de Séville qui fut aussi un grand savant, que c’est aussi la nuit de sa mort à elle…

– Sa mort ? Vous voulez dire que cette jeune femme, si belle, n’est pas vivante ?

– Elle l’est toujours, d’une certaine façon, et surtout cette nuit-là, la seule de l’année où elle puisse sortir de sa maison pour chercher celui qui la délivrerait de sa malédiction. Ceux qu’elle réussit à entraîner n’en reviennent pas ou perdent la raison parce que personne ne veut l’aider et qu’alors elle se fâche… Heureusement, tout le monde ne peut pas la voir : il faut pour cela une… sensibilité particulière…

– Comment savez-vous cela ?

– Parce qu’une nuit, il y a dix ans, j’ai suivi le dernier malheureux qu’elle a pu entraîner dans son repaire. Ce que j’ai vu et entendu m’a terrifié – et croyez-moi señor, je suis brave mais là, je me suis enfui. Juste à temps, je pense. Depuis, je veille…

– Vous passez la nuit près de cette maison ?

– Oui. J’habite à côté. Le jour, je mendie devant la cathédrale, mais tant que brille le soleil il n’y a rien à craindre et il m’arrive quelquefois d’aller rêver dans le jardin en friche. La porte ne tient qu’à peine…

– Si l’endroit est tellement mauvais, comment se fait-il qu’on ne l’ait pas encore brûlé ou rasé ?

– Parce que personne n’accepterait de s’en charger par crainte du mauvais sort. C’est toujours dangereux de s’en prendre au logis d’un fantôme. Mais voulez-vous me permettre une question, señor ?

– Pourquoi pas ? soupira Morosini, séduit par les manières de ce mendiant aussi fier et digne qu’un hidalgo.

– Où avez-vous rencontré Catalina ?

– C’est son nom ?

– Oui. Elle était la fille de Diego de Susan, l’un des plus riches conversos[i]de la ville qui fut aussi l’une des premières victimes de l’Inquisition… mais vous ne m’avez pas répondu.