Revenue à son point de départ, elle s’offrit une crise de larmes, puis piqua une colère qui les sécha… et mangea une deuxième pomme. Pourtant quand elle accueillit, vers huit heures, le plateau de son petit déjeuner, elle était aussi digne et aussi calme que si elle sortait des bras de Morphée. Pas question de laisser deviner à ses serviteurs qu’elle pouvait connaître des moments de détresse par trop incompatibles avec sa dignité.

Elle avait d’ailleurs tort de se faire du souci pour eux, car ils en étaient au même point : aucun n’avait imaginé, jusqu’à cette brusque disparition, la place que l’insupportable Plan-Crépin tenait dans le vaste hôtel ouvrant d’un côté sur la paisible rue Alfred-de-Vigny et de l’autre sur les foisonnements du parc Monceau… à cette différence près qu’Eulalie, le super cordon-bleu de la maison, rata brillamment le sublime soufflé aux truffes dont raffolait Adalbert : tapi au fond de son plat de cuisson, le rebelle refusa obstinément de s’envoler, se retrouva dans la poubelle et se vit remplacé par de simples œufs brouillés agrémentés de croûtons qui allumèrent une étincelle de gaieté dans l’œil bleu d’Adalbert.

La brève visite du Commissaire Principal Langlois n’apporta rien de nouveau. Il en était conscient, mais il tenait à venir en personne même si l’enquête ne faisait que débuter. Une marque d’amitié à laquelle tous furent sensibles. Il était présent d’ailleurs quand Adalbert ramena Lisa Morosini qu’il était allé chercher discrètement à l’arrivée du train.

Depuis le drame de l’été précédent, elle n’était pas revenue chez Mme de Sommières et, si elle avait éprouvé quelque crainte sur la façon dont elle serait reçue, Vidal-Pellicorne eut vite fait de l’en débarrasser :

— Soyez telle que vous étiez autrefois… je veux dire naguère. Il faut faire en sorte que rien ne subsiste de cette période affreuse dont tout le monde a souffert à des degrés variés. L’absence de Plan-Crépin est déjà difficile à supporter… Alors ne rentrez pas sur la pointe des pieds !

Aussi, après le coup de sonnette qui fit accourir Cyprien, le parquet des salons précédant la bibliothèque résonna du claquement rapide des hauts talons de la jeune femme :

— Je ne fais que précéder Aldo, Tante Amélie ! Dès qu’il sera averti, il nous rejoindra ! s’écria-t-elle, en prenant Mme de Sommières dans ses bras. Je tenais à vous apporter l’aide dont je suis capable…

— Et vous avez abandonné votre petite famille pour venir me réconforter ? Vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis sensible à votre présence !

Elles s’embrassèrent, retrouvant la chaleur de leur ancienne affection.

Il est vrai que Lisa était redevenue entièrement la femme charmante dont de sinistres manifestations avaient failli faire d’abord une mégère en attendant d’être carrément folle. Elle avait retrouvé son teint éclatant, la douceur de ses yeux violets, l’éclat de son sourire, son charme et son élégance. Dans sa hâte de rejoindre la vieille dame, elle n’avait pas laissé à Cyprien le temps de la libérer de la pelisse de lainage gris, doublée de vison, qu’elle portait sur un tailleur de même tissu mais qui sentait son grand couturier d’une lieue et n’avait vraiment plus rien à voir avec les informes « cornets de frites » d’autrefois.

Ce fut Adalbert qui, en l’en débarrassant, la mit en face de Pierre Langlois. Celui-ci lui sourit, heureux de cette entrée un brin tumultueuse qui brisait l’atmosphère pénible de la maison :

— Oh, vous êtes là, Monsieur le Commissaire Principal ? Pardonnez-moi, je ne vous avais pas vu !

— Vous n’avez pas à vous excuser, princesse. Je suis très heureux de vous revoir, ajouta-t-il en lui baisant la main.

— Moi aussi, quoique vous préféreriez certainement mon époux et j’espère qu’il ne tardera guère.

— Puis-je vous demander où il est sans que vous y voyiez l’ombre d’un interrogatoire ?

— À condition que vous ne me preniez pas pour une menteuse si je vous réponds que je l’ignore ? C’est ainsi que cela se passe entre nous la plupart du temps et Adalbert le sait bien : Aldo reçoit quelqu’un ou va à un rendez-vous, se rend à Madrid, à Rome, à Londres, à Paris ou simplement à Milan, à Ravenne, voire même au bureau de tabac de la Merceria, puis se retrouve comme par hasard à l’autre bout de la Terre, sauf dans les glaces des pôles où les diamants, rubis, émeraudes et autres babioles ne fleurissent pas souvent. Puis il revient un beau jour avec un sourire triomphant.

— Alors, fit Adalbert, où est-il allé en dernier ?

— Chez Maître Massaria, notre notaire…



1 Chaque desservant d’une église avait « son » confessionnal, ce qui permettait au « pénitent » retardataire de savoir à qui il avait affaire.

2 Des Orfèvres.

3 Voir, du même auteur, La Collection Kledermann.

2

La mort d’un gentilhomme

Ce même jour, Aldo Morosini avait reçu, par porteur, une courte lettre de Maître Massaria lui demandant de passer le voir dès qu’il aurait un moment de libre, lui-même ne bougeant pas de chez lui. En dépit des exquises formules de politesse désuètes dont son vieil ami enjolivait toujours sa prose, cela voulait dire au plus tôt et, si possible, tout de suite ! Aussi, refermant le dossier qu’il était en train de consulter, il quitta son cabinet de travail et s’élança dans l’escalier pour rejoindre la bibliothèque où son fondé de pouvoir et confident, Guy Buteau, tenait le plus souvent ses assises… et s’étala sur les marches avec un juron :

— Lisa !

Elle apparut aussitôt et leva un sourcil surpris en découvrant son mari debout à mi-étage et tenant son mouchoir sur son nez.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— À ton avis ? gronda-t-il en écartant le carré de batiste taché de sang. Dis à ces sacrés jumeaux que la prochaine fois qu’ils laissent traîner une balle dans l’escalier j’en prends un pour taper sur l’autre !

Retenant une envie de rire que l’on eût jugée déplacée, Lisa vint au secours de la victime, ôta le mouchoir pour constater les dégâts, puis glissa son bras sous le sien pour franchir les dernières marches.

— Tu ne saignes déjà plus ! Je vais te mettre une pommade qui évitera à ton profil de médaille une trop évidente enflure ! Où courais-tu à cette allure ?

— Je descendais prévenir Guy que je file chez Massaria qui vient de m’envoyer un mot !… Elle est de quelle couleur, ta pommade ?

— Vert pomme ! Tu seras ravissant ! (Puis, posant délicatement ses lèvres sur l’appendice endommagé :) Transparente ! Tu en as pour vingt-quatre heures, sans compter ce temps abominable qui légitime l’usage d’un cache-nez ! Et tu ne bleuiras même pas !

Ayant perdu suffisamment de temps avec son visage, Aldo pensait aller à pied par les rues comme il préférait, mais il choisit de se faire conduire par Zian, sauta dans le « Riva » dont celui-ci était justement occupé à « briquer » les cuivres et partit chez son notaire, où, dès l’entrée, il retrouva l’impression familière de pénétrer dans le passé de Venise plus encore que dans les autres palais, y compris le sien. Elle venait peut-être de l’atmosphère studieuse qui régnait là, à peine troublée par le cliquetis d’une machine à écrire officiant discrètement dans les bureaux du rez-de-chaussée mais était due en particulier à Maître Massaria lui-même et ses moustaches, sa barbiche poivre et sel, son visage rond orné d’un lorgnon. Surtout son cœur candide, sa conscience scrupuleuse et sa parfaite connaissance des lois en faisaient un conseiller hors pair et, pour la famille Morosini, le plus attentif des amis. Il accueillit son visiteur avec enthousiasme :

— À votre façon d’écrire, j’ai compris qu’il y avait urgence !

— Absolument ! Et c’est un bonheur d’être aussi bien compris. C’est vrai que nous sommes un peu pressés ! Pouvez-vous quitter Venise pour deux ou trois jours sans gêner vos affaires ?

— Ni client important ni vente de prestige en vue ! Les intempéries peut-être, sans compter l’aqua alta qui va sûrement nous tomber dessus un jour ou l’autre ! Où voulez-vous que j’aille ?

— En Suisse…

— Encore ! Je l’ai parcourue dans tous les sens il y a quelques mois et vous avez l’intention de m’y renvoyer ? Vous devriez vous adresser à Lisa ! C’est son pays… Non, je plaisante ! rectifia-t-il en voyant s’allonger le visage de Maître Massaria. Où désirez-vous que je me rende ?

— À Grandson. C’est une petite ville qui…

— Connaissant mon métier, vous voudriez m’expliquer ce qu’est Grandson ? La fameuse bataille ! Si l’on peut appeler ainsi cette fuite éperdue, en février 1476, de l’armée de Charles le Téméraire suivie du pillage de son camp, positivement fabuleux, où se sont dispersés des joyaux uniques. Grandson ! Mais il m’est arrivé d’en rêver, mon cher Maître ! Alors pour quelle raison m’y expédiez-vous ?

— Pour voir mourir un vieux gentilhomme, mais surtout entendre ce qu’il a à vous confier  ! Or il est à deux doigts de sa fin…

— D’où votre hâte ! Rassurez-vous, je partirai dès l’aube ! Mais ayez la bonté de m’en apprendre un peu plus !

— En premier lieu, vous devez savoir qu’il s’agit pour moi d’un véritable ami, que cette amitié date d’avant la guerre et qu’il était autrichien avant de devenir helvète. Son nom vous évoquera peut-être quelque chose : c’est le baron Hagenthal…

— Vous voulez dire qu’il est…

— Le petit-fils de l’homme qui a fait fusiller votre arrière-grand-oncle Angelo Morosini contre le mur de l’Arsenal à la face de tous, quand l’Autriche tenait Venise et après l’avoir attiré dans un traquenard.

— C’est lui ? Et cet homme veut me parler ? Mais de quoi ?

— Ce n’est pas à moi de vous le dire. Sachez seulement que le baron est digne de considération ! S’il en était autrement, je ne vous infligerais pas cette corvée. Et je vous répète qu’il est mourant…

— ….Et que je dois me dépêcher ?

— S’il vous plaît ! fit Massaria gravement. Et je serais grandement étonné que vous me le reprochiez.

Aldo considéra le mince bristol que le notaire lui remettait :

— « De » Hagenthal ? Ne serait-ce pas plutôt « von » Hagenthal ?

— Je vous ai précisé qu’il avait acquis la nationalité suisse. D’où la traduction de la particule. Cela vous choque ?

— En aucune façon et j’avoue que votre histoire m’intrigue. En revanche, ce qui me pose un problème, c’est comment me déplacer rapidement ? Le plus simple serait ma voiture mais nous sommes en hiver ; les cols sont fermés et les tunnels routiers réservent parfois de mauvaises surprises, expliqua Aldo qui venait de se planter devant une carte ancienne et très détaillée de l’Europe qui occupait la moitié d’un mur… Donc, donc, donc… le plus sûr est encore le train jusqu’à Lausanne où je louerai une voiture chez Malher ! À vous revoir, mon cher Maître. Je vous donnerai des nouvelles dès que je le pourrai !

Comme il serrait la main de son vieil ami, celui-ci la retint quelques instants entre les siennes, puis, avec une émotion qu’il ne put dissimuler :

— Merci d’aller rendre la paix à cette âme en partance, mon cher Aldo, et que Dieu vous bénisse !… Ah ! J’allais oublier ! Dites chez vous que vous vous rendez en Suisse mais en restant évasif ! Il n’est pas exclu que la maison soit sous une certaine surveillance… Et emportez une arme… on ne sait jamais ! Il se peut que je me trompe et j’en serais enchanté, mais je préfère mettre toutes les chances de votre côté !

— Vous pouvez me faire confiance : j’ai l’habitude !

— Encore merci !

Rentré chez lui, Aldo envoya le jeune Pisani, son secrétaire, s’occuper de ses réservations – il avait un train le soir même ! –, chargea Lisa de lui préparer son bagage et se rendit dans le salon des Laques, l’une des pièces préférées de la famille, celle où l’on prenait les repas habituellement. Deux portraits de femmes s’y faisaient face sous des signatures illustres. Deux femmes vêtues de noir, mais si la princesse Isabelle, mère d’Aldo et peinte par Sargent, érigeait sa blondeur dans une robe du soir en velours noir laissant à nu ses épaules et ses bras sans autre bijou que la grosse émeraude de ses fiançailles, son vis-à-vis, Felicia Morosini, offrait un contrepoint séduisant dans son originalité. Winterhalter l’avait peinte dans une amazone noire rendant pleine justice à une beauté d’impératrice romaine, casquée par le petit haut-de-forme ceint d’un voile blanc sur d’épaisses torsades de cheveux couleur d’ébène et lustrés. Une beauté qu’elle avait conservée jusqu’à un âge avancé.

Née princesse Orsini, l’une des deux plus importantes familles de Rome, Felicia s’était éteinte dans ce palais en 1896. Elle avait alors quatre-vingt-quatre ans et Aldo en avait douze. Ce qui était tout à fait suffisant pour vénérer cette grande dame à la dent dure et au caractère intraitable dont les années passées n’avaient pas réussi à éteindre l’indomptable vitalité… On la tenait d’ailleurs pour l’héroïne de la famille…