— Peut-être. Pourtant sans aller jusqu’à appeler Venise, notre archéologue qui habite à trois pas pourrait être utile. J’ai peur que votre « Plan-Crépin » ne se soit fourrée dans une situation… périlleuse.

Il n’en dit pas plus long. Le bruit cependant discret des voix avait dû atteindre l’oreille fine de Mme de Sommières, car elle s’encadra soudain dans la porte et, si elle pâlit légèrement en reconnaissant l’arrivant, elle ne lui en offrit pas moins un sourire avec la main qu’elle lui tendait et sur laquelle il s’inclina.

— Venez par ici, vous y serez plus au chaud que dans le jardin d’hiver…

Il la croyait volontiers, mais ce n’était pas la différence de température qui dictait ce choix : en raison des plantes il y faisait aussi bon que dans les autres pièces de l’hôtel de Sommières. Seulement, on n’imaginait pas ce charmant endroit sans Plan-Crépin, lisant un livre sur une chaise basse ou faisant des réussites sur l’une des tables en rotin blanc… Il allait falloir la retrouver et dare-dare ! Si grands que soit son empire sur elle-même, son courage et son orgueil, la vieille dame finirait par craquer… et Langlois ne voulait pas voir cela !

Assis en face d’elle à côté d’un beau feu clair, il commença par avaler le café que lui offrait Cyprien, puis demanda :

— Connaissez-vous Mme de Granlieu ?

— Laquelle ? La comtesse Éléonore ou sa belle-fille ?

Il savait combien elle avait horreur qu’on lui parle d’âge, mais il y a toujours dans la vie d’un policier des moments où il faut se jeter à l’eau :

— La comtesse, je pense ?

— Question d’âge, n’est-ce pas ? fit-elle, une petite flamme amusée au fond de ses yeux aussi verts que de jeunes feuilles. Pour ne pas vous faire perdre votre temps davantage, je la connais… ou plutôt je l’ai connue car il y a des années qu’elle a quitté l’avenue Vélasquez pour son château de Franche-Comté après la mort de son fils. Elle ne s’était jamais entendue avec sa bru, Isoline – une Anglaise – qui ne se supporte qu’à Paris, Londres, Deauville, Le Touquet, Biarritz ou la Côte d’Azur, et, après la disparition de son Clément voici maintenant cinq ans, je crois, elles se sont séparées mais Plan-Crépin vous en dirait…

Sa voix s’enroua et elle se tut. Comment évoquer quoi que ce soit touchant l’Histoire – à commencer par celle des habitants du quartier – sans faire appel à cette encyclopédie vivante ?…

— En attendant son retour, nous essaierons de l’imiter, dit-il en posant une main apaisante sur le bras de la marquise avec quelque chose qui ressemblait à de la tendresse. Après la disparition de… Clément, disiez-vous ?

— La vie est devenue intenable. Non seulement Isoline n’accorda au défunt qu’un deuil… de Cour – une quinzaine de jours en noir total, à la suite de quoi on revint graduellement aux couleurs plus claires –, mais après les funérailles à Granlieu, elle fit comprendre à sa belle-mère sans y mettre trop de fioritures que ce serait normal pour elle de vivre auprès du cher disparu en attendant l’heure où le Seigneur prendrait en pitié sa douleur en la réunissant enfin à son fils et mettrait fin à un long calvaire, absolument incompatible avec le genre de vie menée avenue Vélasquez. Je répète que ces faits datent d’environ cinq ans et, ayant appris par… qui vous savez que l’on y mène grand train et que la petite-fille est souvent chez sa grand-mère, vous en saurez autant que moi !

— C’est un bon début. Puis-je demander quel souvenir vous en gardez ?

— D’Éléonore ? Une femme charmante, un peu timide, trop abattue par la mort de Clément pour s’opposer à une volonté plus forte que la sienne. Beaucoup de grâce et de gentillesse, ce qui faisait bouillir Plan-Crépin. Oh, mon Dieu, on n’en sortira jamais ! dit-elle avec dans la voix un mélange de colère et de chagrin. Elle ferait un bien meilleur témoin que moi !

— Je pense sincèrement qu’elle a dû se laisser entraîner justement par sa curiosité naturelle, et vous savez qu’elle a le flair d’un vrai limier, sans compter assez d’astuce pour se tirer de certains mauvais pas. La cuisinière de la princesse Damiani qui est, paraît-il, sa principale source d’information à la messe de six heures a confié à l’inspecteur Sauvageol qu’elle ne l’y avait pas retrouvée comme d’habitude. Pensant qu’elle était peut-être malade, elle avait décidé de prendre des nouvelles quand, vers la fin de l’office, elle a entendu du bruit du côté du confessionnal et elle a vu en sortir un prêtre qui courait, suivi dans la foulée par votre Plan-Crépin. N’écoutant que son courage et sa curiosité, cette femme s’est précipitée à leurs trousses. Seulement elle est… un brin « enveloppée » et incapable de lutter avec de longues jambes bien entraînées. Tout ce qu’elle a pu voir, c’est le faux prêtre qui tournait le coin de la rue de la Bienfaisance et votre Marie-Angéline peu après, mais, quand à son tour elle est parvenue à ladite rue, Mme Guenon n’a rencontré que les éboueurs… et un autobus qui passait. Elle pense qu’étant en retard par extraordinaire…

— Oui, elle était en retard, je l’ai entendue se quereller avec Cyprien, mais comme cela arrive quinze ou vingt fois par mois, je ne m’en suis pas souciée outre mesure.

— Voilà un point d’acquis. En entrant dans l’église, elle a dû s’apercevoir qu’un confessionnal était occupé – ce qui doit être rare à une heure si matinale ! – et elle aura voulu en profiter. La suite se devine…

— Mais l’assassinat de Mme de Granlieu a dû faire du bruit ? Comment a-t-elle été tuée ?

— Quand Sauvageol a examiné les lieux, l’une des petites grilles latérales avait été enlevée. Restait sur le corps une forte odeur de chloroforme qui a permis au meurtrier de… trancher plus facilement la gorge de sa victime avant de fuir…

Mme de Sommières frissonna en resserrant autour de ses épaules son grand châle en cachemire :

— Quelle horreur ! Pauvre femme ! Et c’est sur la piste de ce monstrueux assassin que ma Plan-Crépin s’est élancée ? Quelle folie !

— Pour cela, je vous l’accorde ! Elle adore prendre des risques sans imaginer qu’elle puisse en subir les conséquences. Elle démarre au quart de tour, sans réfléchir !

Langlois se leva pour prendre congé. Puis, il demanda :

— Naturellement, vous avez prévenu Vidal-Pellicorne ?

— Pourquoi « naturellement » ? Il a ses propres soucis et je ne voudrais pas le déranger pour rien ! Si cela se trouve, Marie-Angéline sera ici dans une heure.

— Avec un meurtre aussi sauvage à la clé ? Il m’étonnerait fort !

— Moi aussi ! clama la voix d’Adalbert depuis le vestibule.

L’instant suivant, il était présent, emplissant la pièce de sa haute silhouette rassurante. Sans autre forme de procès, il prit la vieille dame dans ses bras tandis qu’elle protestait :

— Comment êtes-vous là ?

— Moi ? Oh… je passais ! Allons, Tante Amélie, vous devez bien vous douter – et ce n’est pas d’hier ! – qu’Aldo compte sur moi pour veiller sur cette maison…

— Vous ne l’avez pas prévenu, j’espère ?

— Non. Pas encore tout au moins, mais…

— Pas de mais ! Voyons d’abord comment va évoluer la situation. En attendant, je campe ici jusqu’à ce que le Principal ait quelque chose à se mettre sous la dent ! Je ne veux pas vous laisser seule !

— D’ailleurs, chère marquise, conclut le policier en se dirigeant vers la porte après lui avoir baisé la main, je vous donne le choix : si vous n’acceptez pas cet encombrant personnage, je vous envoie deux de mes hommes à demeure comme nous avions fait pour protéger la convalescence de Morosini3 … et là, croyez-moi je n’aurai que l’embarras du choix. La réputation de votre cuisinière est si bien établie que l’on se battrait plutôt pour assurer votre garde !

— Vous les remercierez… mais pour l’amour de Dieu, ne prévenez pas Venise ! Le ménage semble avoir retrouvé son harmonie, mais le drame qui a failli le détruire est trop proche et je crains que l’équilibre de Lisa ne soit resté fragile ! Promettez-le-moi ! ! Et vous aussi, Adalbert !

— Bon ! concéda celui-ci. Je promets, mais pour un temps seulement. Si l’affaire lui venait aux oreilles par un autre que moi, Langlois ou vous-même, Aldo m’arracherait les miennes.

Retrouvant pour lui l’ombre d’un sourire, « Tante Amélie » murmura :

— Comme si vous en étiez à une brouille près ! Environ une fois l’an, vous vous déclarez une guerre inexpiable pour finir par retomber dans les bras l’un de l’autre. Et toujours à cause d’une femme !

— Cette fois, c’est infiniment plus grave, fit Adalbert. Il s’agit de Plan-Crépin… et il n’y en a pas deux comme elle sur la terre !

Tandis qu’il raccompagnait le grand patron de la Police Judiciaire jusqu’à la rue, il dit soudain, très grave :

— C’est vrai qu’elle fait un sacré trou, cette drôle de fille ! On dirait que cette maison a perdu son âme !…

L’inspecteur Sauvageol n’avait pas connu, de son vivant, la victime du confessionnal de Saint-Augustin, mais aurait juré, en se trouvant en face de sa belle-fille, qu’il n’y avait sûrement rien de commun entre les deux femmes. Le visage de celle qui reposait à cette heure sur la dalle froide de la Morgue, ainsi que l’exigeait la loi, était plein de noblesse. La mort, survenue sans qu’elle ait eu le temps de la voir venir, ne l’avait pas marquée. La cinquantaine passée, elle gardait plus que des traces de beauté sous les griffures d’un chagrin déjà ancien. Ses yeux étaient d’un bleu profond, ses cheveux grisonnaient discrètement comme il arrive chez les blondes, ses dents étaient parfaites. Quant à ses traits fins, ils devaient avoir reflété une âme aimable et bonne.

En tout cas, sa belle-fille, la comtesse Isoline de Granlieu, ne lui ressemblait guère.

Après avoir infligé à Sauvageol un quart d’heure d’attente dans un salon genre boudoir – du moins c’était ainsi qu’il imaginait la chose ! – où la dominante du décor était bleu azur, à l’exception du bois et des bronzes de fort jolis meubles anciens, elle fit une apparition de prima donna dans un ensemble vert céladon, œuvre évidente d’un grand couturier, en tenant d’une main admirablement manucurée une écharpe de mousseline assortie qu’elle agitait doucement à la façon d’un éventail, ce qui lui permettait de ventiler le parfum dont elle usait sans modération. Elle était élancée, mince, blonde et indéniablement jolie.

— La Police, chez moi ? Comme c’est amusant !… Asseyez-vous, inspecteur… Du moins si c’est ainsi qu’il faut vous appeler ?

— En effet, Madame…

— Je vous ai fait attendre ! Pardonnez-moi, mais je n’arrivais pas à me décider sur la couleur qui me siérait le mieux aujourd’hui… Vous avez demandé à me voir. Je suppose qu’il s’agit de menues contraventions que j’oublie régulièrement de payer ? Est-ce assez bête ?… Vous n’allez pas me mettre en prison, j’espère ? ajouta-t-elle avec un sourire enjôleur.

Sauvageol se hâta de profiter de la légère interruption du discours de la dame :

— Malheureusement non, Madame, il s’agit…

— Malheureusement non ? Mettriez-vous les procès-verbaux au rang des bonnes plaisanteries ? Je ne…

— Il s’agit de Mme la comtesse de Granlieu, votre belle-mère, et…

— Mon Dieu ! Qu’a-t-elle bien pu faire, cette sainte femme ? Figurez-vous qu’il y a deux mois…

— Elle est morte, Madame ! lâcha Sauvageol à pleine voix. Et ce matin même ! Si vous hésitiez sur la couleur de votre robe, je pense que celle du deuil s’impose !

Il avait réussi à endiguer le flot sous le poids de la stupéfaction : d’ailleurs Isoline s’assit sur sa mousseline qu’elle se mit à tirailler machinalement :

— Morte ?… Un accident peut-être puisque vous êtes policier, mais je ne la savais pas à Paris et…

— Pas d’accident ! Un assassinat… dans un confessionnal de l’église Saint-Augustin, non loin de chez vous !

Cette fois, il avait obtenu le silence. Abasourdie, elle lui adressa un regard stupéfait :

— Assassinée ?… Dans un confessionnal… près d’ici ? C’est aberrant. Que pouvait-elle chercher dans un confessionnal, ce matin…

— Aux alentours de six heures trente…

— … alors qu’elle demeure à l’année dans son château de famille perdu dans la neige et proche de la frontière suisse. Mais il y a des églises là-bas ! Qu’avait-elle besoin de faire le voyage de Paris ? Et pour se confesser ?…

— C’est ce que je ne saurais vous dire, Madame, et j’avoue volontiers que je comptais sur vous pour nous l’apprendre !

Et Sauvageol alluma incontinent son plus éclatant sourire. Âgé d’une trentaine d’années et plutôt beau garçon du type méditerranéen, il avait déjà eu l’occasion au cours de sa brève carrière d’en constater les effets sur un certain nombre de femmes. Celle-là n’y échappa pas et vint s’asseoir auprès de lui sur le canapé, agita deux ou trois fois sa mousseline verdâtre et gémit :