Depuis qu’elle était venue prendre ses fonctions, rue Alfred-de-Vigny, chez sa cousine et patronne Plan-Crépin, célibataire pour ne pas dire vieille fille, douée de multiples talents dépassant largement sa tâche de lectrice, entretenait une guerre larvée contre l’imposant maître d’hôtel au sujet de l’annonce des visiteurs. Curieuse comme un chat, elle adorait accueillir la première les arrivants et les convoyer jusqu’au jardin d’hiver dans lequel Mme de Sommières tenait le plus souvent ses assises dans un grand fauteuil de rotin blanc aux allures de trône où, à l’heure du thé – ou à n’importe quelle heure d’ailleurs ! –, elle aimait à recevoir avec du champagne jugé de beaucoup préférable à ce qu’elle appelait « l’infâme tisane anglaise ».

Seulement, Cyprien considérait qu’il s’agissait là de l’une de ses attributions. D’où les fréquentes frictions que le temps avait, au fil des années, émoussées mais que l’introduction du téléphone dans le vaste vestibule venait de remettre au goût du jour. Jusque-là, en effet, cet ustensile n’avait pas droit de cité dans la maison, la marquise détestant l’idée que l’on pût la sonner comme une simple domestique.

Le téléphone était donc cantonné chez Lucien, le chauffeur-concierge, ce qui obligeait à traverser la cour par tous les temps. Mais, depuis, des événements aussi récents que fâcheux, l’ustensile trônait à l’ombre du grand escalier sur un guéridon pourvu d’un bloc de papier, d’un crayon et, en dessous, de l’obligatoire annuaire des téléphones. Une simple dérivation actionnée par un bouton permettait de rejoindre le jardin d’hiver, mais ce détail n’était connu que du petit cercle de la famille… et la compétition entre « Plan-Crépin » et Cyprien avait refait surface. C’était à qui répondrait le premier… La veille même, elle avait atteint la franche dispute et Cyprien s’était entendu traiter de « vieille bourrique entêtée ». On avait frôlé l’incident diplomatique.

La bouillante Marie-Angéline avait dû s’excuser – du bout des lèvres ! –, eu égard aux cheveux blancs de son adversaire mais, à présent, elle regrettait vraiment d’avoir offensé ce vieux serviteur et la vue – inattendue parce qu’un peu trop matinale ! – d’un confessionnal en action lui était apparue comme un cadeau du ciel. Aussi, obliquant sur la gauche, elle alla s’agenouiller sous l’autre rideau, se signa, joignit les mains et entreprit un rapide examen de conscience dans le but de ne rien oublier.

En s’installant, elle avait fait suffisamment de bruit pour signaler sa présence. Ensuite elle se tint tranquille, ce qui lui permit de percevoir deux voix chuchotant en alternance comme s’il s’agissait d’une conversation – assez animée d’ailleurs –, ce qui la surprit. Habituée depuis l’enfance aux rites de la Repentance qui étaient toujours les mêmes : après une ou deux questions, sur la date de la dernière confession, la pénitente dévidait la liste de ses turpitudes, puis écoutait pieusement l’homélie que le prêtre déversait sur sa tête inclinée, après quoi il indiquait la « pénitence » qui n’était jamais bien méchante, enfin on recevait l’absolution tandis qu’on récitait sans conviction un Acte de Contrition. Enfin l’officiant vous conseillait d’« aller en paix », le petit volet se refermait et l’on allait s’agenouiller un peu plus loin dans la nef ou l’une des chapelles pour exécuter ladite pénitence : trois Pater et trois Ave Maria par exemple !

Rien de ce processus, cette fois : un rapide dialogue à voix basse ponctué d’exclamations sourdes, une odeur bizarre, puis un bruit étouffé qui ressemblait à une plainte. Et, au lieu de l’absolution, le prêtre – qui aurait dû être l’abbé Fromentin1 – prit ses jambes à son cou – ce dont le digne chanoine rhumatisant était parfaitement incapable – et sortit de Saint-Augustin en courant.

Après un bref coup d’œil au corps écroulé sous l’autre rideau, Marie-Angéline s’élança sur ses traces.

— Il est parti par où ? demanda-t-elle au père Bouju qui venait aux nouvelles.

— Par là ! Il remonte le boulevard Malesherbes mais…

Elle ne l’écoutait plus. Sans réfléchir à ce qu’elle avait l’intention de faire, sinon qu’elle voulait rejoindre ce qui ne pouvait être qu’un faux prêtre avec l’espoir de rencontrer des agents de police pour le coincer. Il courait vite, mais elle aussi. Elle se rapprochait, quand elle le vit tourner dans la rue de la Bienfaisance, tourna aussi et ne vit plus rien…

Un quart d’heure plus tard, la Police était à Saint-Augustin et le quartier en ébullition. Écroulé dans le confessionnal dont la petite grille de bois avait été enlevée, le corps d’une femme aux cheveux gris – une dame serait plus exact, car elle appartenait visiblement à la classe aisée de la société composant la majeure partie du quartier – gisait là, les yeux grands ouverts sur une éternité qui semblait la surprendre. Le sang jailli de sa gorge tranchée inondait son manteau d’astrakan et la mantille de dentelle noire posée sur sa tête.

— Personne n’a rien entendu ? demanda l’inspecteur Sauvageol en se redressant pour faire place au médecin légiste.

— Ses vêtements empestent encore le chloroforme, fit remarquer celui-ci. L’assassin a dû lui en envoyer une solide dose avant de frapper. Justement pour l’empêcher de crier.

— Sait-on qui elle est ? reprit le policier en interrogeant du regard le cercle de visages.

— Non, répondit l’abbé Grégoire qui avait officié à la messe de six heures et se relevait après une courte prière terminée par le signe de la bénédiction tracé sur la victime. Personnellement je ne l’ai jamais vue.

Aucune des personnes présentes ne la connaissait. Il n’y avait rien, qu’un mouchoir de batiste brodée dans une poche du manteau, mais cette femme avait dû posséder un sac à main qui avait disparu.

Le jeune policier en savait encore moins que ces gens puisque, appartenant à la Police Judiciaire, il avait été détaché momentanément au Commissariat de la rue de la Pépinière en remplacement d’un ami et collègue qui venait de subir une opération chirurgicale. Soudain, une idée lui vint, suscitée par la récente affaire Kledermann à laquelle il avait été mêlé et qui l’avait passionné.

— Est-ce que quelqu’un, parmi vous, connaît Mlle du Plan-Crépin qui est, paraît-il, une habituée de la messe de six heures ?

— Nous la connaissons tous, fit l’abbé. Mais je ne l’ai pas vue ce matin. Il se peut qu’elle ne soit pas à Paris. Mme la marquise de Sommières dont elle est la cousine et la dame de compagnie voyage souvent.

— Rarement en hiver ! intervint quelqu’un. Et hier encore elle était là… Mais il n’y a qu’à demander à Eugénie Guenon, la cuisinière de la princesse Damiani. Elles s’asseyaient toujours à côté l’une de l’autre… Si un déplacement était prévu, elle doit le savoir. Seulement, j’ai l’impression qu’elle est déjà partie… Elle habite…

— Ne vous tourmentez pas, coupa Sauvageol. Je sais où trouver Mlle du Plan-Crépin et je vais m’y rendre dès que j’en aurai fini ici.

Un moment plus tard, il se faisait conduire à l’hôtel de Sommières, rue Alfred-de-Vigny, où Cyprien, visiblement soucieux, l’accueillit :

— Monsieur l’inspecteur Sauvageol ? C’est le Bon Dieu qui vous envoie ! J’espère qu’il n’est rien arrivé à Mademoiselle Marie-Angéline ?…

— Je l’espère aussi car, à vous entendre, elle n’est pas encore rentrée de la messe ?

— Non et il est près de neuf heures. Même si, pour une fois, elle est partie en retard.

— Pourquoi ce retard ?

— Euh !… Nous avions eu un léger différend et j’ai grand peur qu’elle n’ait manqué la messe de six heures, mais même si ça lui est déjà arrivé ou si elle s’est attardée à bavarder, elle s’arrange pour être de retour à huit heures prendre son petit déjeuner en compagnie de Madame la marquise…

Une voix qui parut tomber du haut du Ciel l’interrompit :

— Qui est-ce, Cyprien ?

— Monsieur l’inspecteur Sauvageol, Madame la marquise. Il cherche Mademoiselle Marie-Angéline…

— Priez-le de m’attendre un instant… et conduisez-le dans la petite bibliothèque. Il y fait meilleur que dans le jardin d’hiver et vous apporterez le… le nécessaire !

Cinq minutes après, vêtue d’une robe de chambre de velours parme, mules assorties, des rubans de dentelle blanche disciplinant son abondante chevelure rousse parsemée d’argent, la marquise effectuait son entrée, appuyée sur une canne dont jusqu’à présent elle n’avait pas eu vraiment besoin. En somme, égale à l’image que Sauvageol gardait de leurs deux ou trois précédentes rencontres après l’affaire Kledermann.

— Bonjour, inspecteur, dit-elle en s’asseyant et en acceptant la tasse de café préparée par Cyprien. Dites-moi ce qui s’est passé ! Mais buvez d’abord votre café pendant qu’il est chaud. Il fait un froid de gueux dehors…

Deux tasses plus tard, Mme de Sommières se rassurait un peu. Elle connaissait trop sa Plan-Crépin. Si elle avait plus ou moins assisté au meurtre, elle n’avait pas dû résister à l’envie de creuser la question et il n’était pas difficile de l’imaginer lancée sur le sentier de la guerre sans penser une seule seconde que l’aventure pouvait être dangereuse. En général, elle savait jusqu’où elle pouvait dépasser les bornes, mais si, par exemple, elle connaissait plus ou moins la victime ou si…

Si quoi ? Lorsqu’il s’agissait de ce qui passait par la tête de Plan-Crépin en seulement une heure, on devait s’attendre à des surprises… Cette fois, il s’agissait d’un meurtre et la vaillante descendante des Croisés n’aimait rien tant que se mêler des affaires de la Police.

Visiblement, le jeune Sauvageol ne savait plus que dire et se demandait ce qu’il en résulterait s’il laissait la marquise seule. Alors elle réussit à lui sourire :

— Sauvez-vous à présent ! Vous devez avoir une foule d’affaires en cours et je n’ai pas le droit de vous confisquer à mon seul usage. Dès qu’elle aura reparu, je vous préviendrai à votre commissariat.

— Non. Au Quai2  !… Il va falloir avertir le patron… vous pensez ! Une dame inconnue appartenant manifestement à la bonne société plus Mlle du Plan-Crépin momentanément absente ! Si on ne le met pas au courant et sans traîner, il va piquer une de ses colères dont il a le secret !

Sans nul doute il parlait en connaissance de cause, ce qui fit sourire la marquise :

— Je l’imagine mal jetant feux et flammes et faisant retentir la maison de ses clameurs… lui toujours si maître de soi !

— Vous avez raison parce que c’est le contraire ! Pas de clameurs avec lui. C’est tout juste s’il élève la voix, mais elle devient glaciale comme de l’acier. Pas d’injures non plus… ou si peu ! « Bandes de crétins » si c’est collectif ou « Triple buse » si c’est au singulier. Demandez plutôt à ces Messieurs de la Presse quand, à l’automne dernier, il leur a passé un savon à propos de l’affaire Borgia et compagnie ! Il ne les a pas traités d’assassins, oh, que non ! Il s’est contenté de les écraser de son mépris ! C’était… c’était sublime ! soupira-t-il avec une sorte de nostalgie. Quant au gros coup de gueule, c’est rarissime mais alors la maison tremble !

— En attendant, dites-lui mon amitié !

Une heure plus tard, Langlois sonnait à la porte. Toujours tiré à quatre épingles, en dépit de son empire sur lui-même, il ne réussissait pas à cacher son inquiétude :

— Des nouvelles ? demanda-t-il quand Cyprien vint lui ouvrir.

— Aucune ! Monsieur le Commissaire Principal.

— Et Vidal-Pellicorne, il est ici ?

— Madame la marquise n’a pas voulu qu’on le dérange. Il travaille, paraît-il, à un ouvrage important…

— Ça m’étonnerait qu’il lui en soit reconnaissant ! Annoncez-moi, Cyprien, voulez-vous ?

Il se dirigeait déjà vers l’enfilade des salons menant au jardin d’hiver où il savait que Mme de Sommières se tenait habituellement, mais Cyprien le retint :

— Madame est dans la petite bibliothèque où elle a fait allumer du feu. Je crois qu’elle s’y sent moins seule. Si vous voulez mon avis, elle se tourmente peut-être trop vite ! Avec Mademoiselle Marie-Angéline, on peut s’attendre à tout quand une idée lui passe par la tête !

— C’est probable, mais elle doit savoir que « notre marquise » se tourmente quand elle s’attarde trop. C’est dû à son âge sans doute ?

— Monsieur le Commissaire Principal n’y pense pas ? Madame n’a plus d’âge ! Elle a cessé de vieillir quand le prince Aldo et M. Vidal-Pellicorne sont entrés dans sa vie.

— À propos, pourquoi ne pas les prévenir ?

— J’aurais bien voulu mais « on » me l’a formellement interdit. On n’a pas vraiment tort d’ailleurs : s’il faut alerter pour un oui ou pour un non…