— Il aurait fallu que je sache au moins sa présence à Paris ! Or vous venez de me l’apprendre et cette histoire me tourmente, d’autant plus que ma fille est chez elle… avec sa gouvernante, j’en conviens, mais enfin ! La laisser dans ce château battu par les vents d’hiver !…

— Quel âge a-t-elle ?

— Gwendoline ? Huit ans…. Je ne sais plus, mais c’est encore une petite fille, et comme elle adore sa mammy et qu’elle a eu quelques problèmes de bronches, j’ai été obligée de me résigner à l’envoyer faire un séjour à la montagne où l’air est très sain ! Il y a des sapins à foison et la nourriture y est bien meilleure qu’ici !

— Les Halles font pourtant ce qu’elles peuvent pour nous offrir le meilleur de la France et même d’autres pays ? émit Sauvageol, un peu déstabilisé.

— Vous ne pouvez pas tout savoir dans la Police, à commencer par la cuisine ! Trop compliquée en France ! Chez nous, en Angleterre…

Elle entamait une apologie visant à démontrer la supériorité des casseroles britanniques sur celles de l’Europe entière. Non sans se demander comment diable on en arrivait à ce sujet de conversation, Sauvageol se leva pour prendre congé et sortit de son portefeuille une carte de visite.

— Quoi qu’il en soit, il vous faudra nous prévenir avant de partir rechercher Mlle de Granlieu en Franche-Comté, comme vous en avez naturellement l’intention…

Elle ouvrit de grands yeux étonnés :

— Moi ? Que j’aille dans ce trou perdu alors que j’ai la gorge fragile ? Mon médecin dit qu’il ne faut pas se fier à la fraîcheur d’un visage… Bon ! Je vais téléphoner à Miss Phelps de rentrer. Le train sera plus confortable qu’une automobile… et moi je serai tranquille ! Mon « butler » va vous raccompagner ! ajouta-t-elle en tirant sur un cordon.

Encore quelques agitations de mousseline et Sauvageol se retrouvait dans le vestibule en compagnie du « butler » annoncé et qui n’avait de britannique qu’une raideur ayant certainement nécessité des heures d’entraînement, comme les accents circonflexes dont il émaillait son discours un peu au petit bonheur. Il les oublia quand il chuchota du coin de la bouche :

— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, inspecteur, la patronne est cinglée !

— Vous pouvez m’en dire plus ?

— Pas ici !

Et, l’aidant à remettre son pardessus, il lui glissa à l’oreille :

— Un papier… dans votre poche droite !

Sauvageol battit des cils pour signifier qu’il avait compris, recoiffa sa casquette et rejoignit sa moto stationnée à une cinquantaine de mètres. Là, il tira le papier de sa poche. Le texte était bref :

« Ce soir. Dix heures au « Victor Hugo », place du même nom. »

Lorsqu’il regagna le quai des Orfèvres, il trouva son chef visiblement soucieux. Lorsqu’il affrontait un problème qui le touchait, Pierre Langlois n’avait pas pour habitude d’en faire profiter son entourage. Il se contentait de distribuer des ordres bien précis sans les assortir d’explications la plupart du temps. Après quoi, il envoyait ses hommes à leurs occupations, allumait une cigarette et s’enfonçait dans son – confortable ! – fauteuil de cuir noir, style Chesterfield, qui était d’ailleurs sa propriété privée comme le vaste – et très beau ! – tapis persan et le petit vase de cristal signé Lalique où trempaient généralement trois roses à peine teintées de jaune, voisinant avec un bleuet, un gardénia ou un brin de bruyère destinés, selon la saison ou les circonstances, à fleurir la boutonnière de son veston bien coupé…

Cette fois, il n’y avait pas pensé avant de se rendre chez Mme de Sommières parce qu’il s’agissait d’un terrain sensible, et le bleuet trempait toujours. Il le prit distraitement et s’en caressa le bout du nez, ce qui le fit éternuer. Agacé, il remit l’innocente fleur parmi ses compagnes, sortit sa pipe, sa blague à tabac et se mit à bourrer l’une à grands coups de pouce rageurs avant de l’allumer et d’en tirer deux ou trois bouffées, cherchant l’apaisement qu’il y trouvait habituellement.

Il savait d’avance que ce serait plus difficile parce qu’il se trouvait devant un problème comme il les redoutait depuis longtemps : avoir à rechercher un ou plusieurs des membres de cette drôle de famille qui, au fil des années, était devenue un peu la sienne.

Ce fut pire encore quand, le matin suivant, Gilbert Sauvageol vint lui apprendre qu’il avait attendu le majordome d’Isoline de Granlieu au café « Victor Hugo » jusqu’à la fermeture sans le voir apparaître et que, s’étant rendu avenue Vélasquez à la première heure, il avait trouvé la maison légèrement perturbée : sorti la veille vers vingt et une heures trente, Dominique Marescat n’était pas rentré et personne ne pouvait dire ce qu’il était devenu… Quant à Marie-Angéline du Plan-Crépin… rien de nouveau !

L’atmosphère de l’hôtel de Sommières s’en ressentait. Adalbert, qui y avait dormi, se retrouva seul à la table du petit déjeuner que lui servit Cyprien. Lequel n’était pas loin des larmes et n’avait manifestement pas fermé l’œil de la nuit. Et comme l’invité lui faisait observer que se ronger les sangs ne servait à rien, le vieux serviteur eut un petit reniflement parfaitement incongru de sa part.

— On voit bien que Monsieur Adalbert est en paix avec lui-même.

— J’aimerais vous faire plaisir mais je n’ai – pour l’instant ! – rien à me reprocher… Enfin, je crois…

— J’envie Monsieur. Si je n’avais pas eu cette dispute ridicule avec Mademoiselle Marie-Angéline, elle ne serait pas arrivée en retard à la messe de six heures et n’en saurait pas plus que les autres sur le crime du confessionnal.

— Si c’est cela qui vous empêche de dormir, moi je vous absous. Telle que nous la connaissons, elle n’aurait pas manqué de s’apercevoir qu’il se passait des choses bizarres dans ce coin, et n’aurait pu s’empêcher d’y mettre le nez !

— Oh, Monsieur Adalbert, comment pouvez-vous accuser Mademoiselle Marie-Angéline d’un tel manquement ? Elle est une vraie chrétienne et, quand elle va à la messe, c’est pour prier !

— Et ce plein sac de potins qu’elle rapporte chaque matin, elle le récolte où ?

— Pas pendant la messe en tout cas !

— C’est beau, l’angélisme pur ! soupira Adalbert en levant à la fois les yeux au plafond et sa tasse pour recevoir une seconde ration de café. Moi, j’ai un souci beaucoup plus terre à terre : prévenir Morosini ou pas ? Or, « on » me l’a défendu formellement, mais s’il l’apprend par une tierce personne, on va se brouiller une fois de plus !… Vous me rappellerez que ce n’est pas la première fois, que ce ne sera certainement pas la dernière et que ce pourrait être plus grave !

— Le serment de Monsieur Adalbert concerne-t-il aussi la princesse Lisa… ou le fondé de pouvoir de Monsieur Aldo, ce charmant M. Buteau ?

Instantanément, Vidal-Pellicorne fut debout :

— Mais c’est que vous avez raison, Cyprien !… et moi je commence à vieillir pour n’y avoir pas pensé tout seul ! Je fais un saut chez moi. Si Madame la marquise me demande, je suis parti chercher les journaux…

Il allait s’élancer hors de la salle à manger, quand Cyprien le retint.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Il faut compter trois ou quatre heures pour obtenir Venise au téléphone. C’est peut-être un peu long pour chercher les journaux, non ?

Adalbert se détendit et rit franchement :

— Vous avez encore raison ! Mais ne continuez pas trop sur cette voie, sinon je vais finir par vous détester !… Merci quand même !

Une heure plus tard, il était de retour, un paquet de journaux sous le bras et nettement plus sombre qu’au moment de son départ. Comme ils étaient seuls dans le vestibule, tandis que Cyprien le débarrassait de son pardessus, il murmura :

— Morosini n’est pas chez lui.

— Mais Madame la princesse ?

— Elle, oui. Elle arrive et prendra le Simplon-Express ce soir… Elle n’a pas hésité à prendre sa décision.

— Dois-je envoyer Lucien la chercher ?

— Non. Elle préfère réserver l’arrivée-surprise. Elle espère apporter par sa présence du réconfort à notre marquise…

Sans aucun doute ! Et le prince Aldo ?

D’évidence le vieux serviteur préférait celui-ci, particulièrement depuis l’affaire Kledermann où la jeune femme était tombée sous le pouvoir d’une drogue malfaisante dont il fallait espérer qu’elle n’avait pas laissé de traces.

— Manque de chance, il a pris le train ce matin pour la Suisse…

— Encore ?

— Pourquoi pas ? Je vous rappelle que la princesse Morosini est suissesse. Ce n’est pas l’antichambre de l’enfer, que je sache ? De toute façon, son époux doit la prévenir s’il doit y rester quelques jours, ce qu’il ne savait pas. Mais M. Buteau transmettra le message… quelqu’un est-il avec Madame ? fit-il soudain, l’écho affaibli d’une conversation étant venu jusqu’à lui.

— Oui. Le Commissaire Principal. Je pense qu’il est là pour voir comment elle supporte l’épreuve ! Je n’aurais jamais cru que cette sacrée fille pouvait remuer tant de monde ! ajouta-t-il avec rancune.

— Rassurez-vous, ce serait pareil s’il s’agissait de vous ! Pire sans doute parce qu’elle n’est pas vieille et capable de se fourrer dans les pires pétrins… enfin, espérons qu’on va la retrouver… Quant à dame Morosini… c’est moi qui irai la chercher demain en gare de Lyon.

Il allait sortir, mais se ravisa et revint sur ses pas pour prendre les journaux qu’il avait posés sur une table basse :

— Avant de les montrer à notre marquise, il vaut peut-être mieux que je les lise en attendant que Langlois soit prêt à partir…

Ayant dit, il se cala dans un fauteuil près d’une fenêtre, entreprit de passer une revue de Presse aussi bruyante que tumultueuse. Le laissant à cet exercice, Cyprien se retira sur la pointe des pieds. Il n’aimait vraiment pas l’agitation croissante de « Monsieur Adalbert ». Bien sûr, il aurait cent fois préféré voir arriver son « presque frère », mais une présence féminine pouvait avoir son intérêt, particulièrement si « notre princesse » était redevenue celle qu’elle était avant de tomber dans les mains d’un pseudo-neurologue qui aurait pu la tuer.

Mais la Presse – peut-être muselée par Langlois, comme il avait l’art et la manière de le faire – n’apprit pas grand-chose à Adalbert. On ne savait pratiquement rien de cette « dame appartenant à la bonne société ». Comme si, à son âge, elle aurait pu appartenir à une mauvaise ? L’enquête allait se poursuivre en Franche-Comté où elle avait son domicile, mais les premiers résultats laissaient supposer qu’elle serait longue et délicate…

L’égyptologue passait d’un article à l’autre quand, ayant laissé Mme de Sommières aux soins de Louise, sa vieille camériste, Langlois le rejoignit :

— Vous accordez crédit à la Presse quand je suis là ? fit-il, mi-figue mi-raisin. Vous m’étonnez, Vidal-Pellicorne !

— Je ne vois pas pour quelle raison ! Il m’arrive d’être discret et vous pouviez souhaiter entretenir « notre marquise » en tête à tête ?

— Cela ne vous ressemble pas, mais vous avez tout de même mérité une récompense. Un balayeur matinal a vu Mlle du Plan-Crépin se faire enlever, rue de la Bienfaisance, par une voiture dont il a relevé le numéro…

— Il devait plus ou moins appartenir à vos services, votre balayeur ?

— Que nenni ! Simplement l’événement, dans sa brutalité, lui est apparu digne d’intérêt… D’autant qu’il savait parfaitement qui on enlevait !

— Un balayeur ? Marie-Angéline ?

— Comme si vous ignoriez qu’autour de la messe de six heures à Saint-Augustin s’agite un petit monde qui se révèle parfois d’une grande utilité pour la curiosité ? Ajoutez qu’il lui arrive – selon le balayeur qui s’est aventuré jusqu’à la PJ ! – de donner discrètement un coup de main à qui peut en avoir besoin…

Ému, Adalbert renifla :

— Vous essayez de me faire pleurer ou quoi ?

— Du tout ! Je vous informe ! Toujours pas de Morosini ?

— Lisa vient demain. On en saura davantage alors… Elle sait, comme nous, qu’il peut être dangereux de donner des informations par téléphone…

— Alors attendons demain ! Jusque-là, ne laissez pas Mme de Sommières cogiter seule. Rien n’est plus mauvais qu’une imagination qu’on laisse battre la campagne. Et Dieu sait qu’elle n’en manque pas !

C’était peu dire et « Tante Amélie » n’avait besoin d’aucun encouragement à ce point de vue. Elle avait passé une nuit affreuse. Le sommeil qui, étant donné son âge, se faisait parfois tirer l’oreille pour lui rendre visite, l’avait complètement laissée tomber cette dernière nuit. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir essayé de l’apprivoiser avec l’assortiment de ce qui pouvait le charmer : croquer une pomme, boire du lait chaud, lire quelques pages de À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust… compter des moutons – et pourquoi diantre des moutons plutôt que des chèvres, des vaches ou des kangourous ? Rien n’y avait fait ! Côté drogue, la petite pharmacie de la salle de bains ne lui avait rien proposé de plus apaisant que de l’aspirine, du sirop de Tolu, de la teinture d’iode, de l’embrocation contre les douleurs rhumatismales et des « gouttes merveilleuses du Docteur Lenormand » dont l’étiquette tarabiscotée ne risquait pas de dévoiler en quoi consistait le merveilleux de la mixture. En désespoir de cause, vers deux heures du matin, elle était descendue avec l’idée de se procurer au moins l’un des remèdes préférés d’Aldo : des cigarettes anglaises et une bonne fine à l’eau avec plus de fine que d’eau… mais ne trouva rien. Dieu sait pourquoi, Cyprien avait mis ces planches de salut sous clé et elle ne se sentit pas le courage de descendre à la cave. Certes, il y avait son cher champagne dont plusieurs bouteilles étaient au frais, mais il ne l’avait jamais aidée à dormir, bien au contraire, car ce breuvage divin avait un sens festif inconvenant pour la circonstance. Alors, elle remonta se coucher et se résigna à finir comme elle le pourrait cette nuit définitivement blanche, en se promettant de faire appel à son vieil ami le Dr Dieulafoy pour lui soutirer un somnifère efficace. En résumé, une fumerie d’opium eût fait incontestablement son affaire, mais à qui en demander l’adresse ? Elle ne voyait guère que Langlois… ou Plan-Crépin soi-même ! « Notre marquise » était quasiment certaine qu’elle avait ça dans son carnet de notes…