Mariée à dix-sept ans au comte Angelo Morosini qu’elle ne connaissait que par ouï-dire, elle avait vécu avec lui durant seulement six mois une passion partagée qu’avaient brisée les Autrichiens, alors maîtres de Venise, en fusillant l’époux tant aimé, changeant aussitôt la jeune femme en furie vengeresse.
Devenue une farouche bonapartiste et réfugiée en France, elle s’était affiliée au carbonarisme pour tenter d’arracher son frère à la redoutable forteresse du Taureau, en baie de Morlaix. Ensuite elle avait fait le coup de feu sur les barricades parisiennes durant les « Trois Glorieuses » pour l’admiration sans bornes du peintre Eugène Delacroix dont elle avait été l’amour inavoué. Après avoir échappé aux prisons de Louis-Philippe qu’elle détestait, elle avait tenté d’arracher de sa cage dorée autrichienne le fils de Napoléon puis elle s’était vouée corps et âme à la restauration de l’Empire français dont, durant des années, elle avait été à la fois un agent actif et l’un des plus fiers ornements lorsqu’elle consentait à se montrer à la cour des Tuileries ou de Compiègne.
Fidèle à elle-même autant qu’à son amour de la France, enfermée dans Paris durant le terrible siège qui suivit si dramatiquement l’empire de Napoléon III, elle y reçut une blessure qui la mit à deux doigts de la mort. Elle avait alors cinquante-sept ans mais l’amour d’un médecin de ses amis la sauva. Ce fut lui qui, la tourmente passée, la ramena à Venise où les grands-parents d’Aldo l’accueillirent en reine. De ce jour et à l’exception de deux ou trois voyages en France chez son amie Hortense de Lauzargues1 , elle ne quitta plus le palais Morosini où elle occupait auprès d’Aldo la place de la grand-mère défunte. Le jeune garçon avait aimé de tout son cœur cette grande dame, encore belle en dépit des ans et dont il avait sans doute hérité ce goût de l’aventure dangereuse qui faisait tant soupirer sa femme Lisa. À présent, Felicia Orsini reposait auprès de son époux à San Michele, l’île des morts où la chapelle des Morosini ne manquait jamais de fleurs…
Quand Lisa le rejoignit pour lui annoncer que tout était prêt pour son départ, il était encore en contemplation devant le portrait. Elle vint glisser son bras sous le sien :
— Je n’ai jamais pu décider laquelle des deux est la plus belle ! fit-elle en jetant un coup d’œil à Isabelle. Il y a évidemment plus de douceur dans le visage de ta mère et plus de bonheur vécu. Leurs vies ont été tellement différentes !
— Leurs caractères aussi. Felicia était une lame d’épée toujours prête à surgir de son fourreau. Maman était la bonté, l’amour incarné… pourtant c’est Felicia qui a fermé les yeux paisiblement au milieu de notre famille agenouillée, tandis que Maman est morte seule et en outre assassinée par un membre de cette même famille !
— … à laquelle je suis fière d’appartenir ! Maintenant si tu ne veux pas manquer ton train, il faut partir ! Si tu vas en Suisse, iras-tu voir Papa ?
Aldo regarda son épouse en riant avant de poser un baiser sur ses cheveux :
— Tu es bien une femme, toi ! Mais tu n’en sauras pas plus ! Il se peut que j’aille à Zürich… Si j’y vais, tu pourrais me rejoindre et on rentrerait sagement ensemble…
— Ça, c’est la version idéale, romantique à souhait !… En réalité…
— Ah, ne recommençons pas ! (Et d’ajouter sur le mode récitatif :) Si je vais voir Moritz, je t’appelle, sinon je rentre ! Et maintenant je file : tu me fais perdre mon temps !
Il n’avait surtout pas envie de discuter. Cette affaire – si l’on pouvait l’appeler ainsi ? – l’intriguait et, si elle ne lui avait pas été confiée par Massaria, il ne l’eût peut-être pas acceptée… Quoique !… Le vieux démon de l’aventure ne dormait jamais que d’un œil chez lui…
« Tu sais parfaitement que si… et plutôt deux fois qu’une ! lui souffla la petite voix intérieure qui parvenait parfois à se faire entendre. Les machins plus ou moins mystérieux tu adores ça. Le seul “ hic ” qui t’enquiquine, c’est l’absence d’Adalbert… »
— Et si tu la fermais ? ronchonna-t-il. Je ne t’ai pas demandé ton avis, que je sache ?
Vexé, l’ange gardien déjà prêt à l’accompagner replia ses ailes et retourna finir sa sieste dans son coin de cheminée. Avec tout de même l’intime satisfaction de savoir qu’il avait raison.
En dépit de la neige qui blanchissait le paysage, Morosini arrivait à Grandson quelques heures plus tard, sans avoir rencontré le moindre problème. À Lausanne, il s’était procuré, en face de la gare, une voiture, une Renault assez puissante, proche voisine à la couleur près de celle qu’Adalbert avait achetée pour leurs pérégrinations entre Paris, Chinon, Zürich et Lugano. L’ayant souvent conduite, il n’eut pas besoin de longues explications avant de l’avoir bien en mains et parcourut sans anicroche les quelque soixante-dix kilomètres séparant le lac Léman de celui de Neufchâtel à la pointe duquel était Grandson.
Petite ville médiévale groupée autour des murailles et des tours de son château comme une couvée disciplinée derrière une grosse poule satisfaite d’elle-même, la cité, proche d’Yverdon se situait au bord d’un grand lac bleuté et ne manquait pas de charme avec ses vieilles demeures, ses tourelles et ses toits qui semblaient de velours brun. Elle respirait la paix et cette sérénité que les gens d’Helvétie la Sage ont su élever à la hauteur des beaux-arts.
Grâce au plan que lui avait remis Maître Massaria, Aldo n’eut aucune peine à trouver « La Seigneurie », version adoucie et sérieusement rétrécie du château, mais entourée d’un jardin descendant jusqu’au lac dont le tracé annonçait un jardinier sachant se servir de ses outils et non dépourvu de romantisme. Quand le printemps refleurirait, ce joli coin vaudrait sans doute le déplacement, mais Aldo savait, aux dires du notaire, qu’il n’aurait sûrement pas d’autres occasions de revenir et il le déplora. Quand on voyage beaucoup, il arrive parfois que l’on découvre un endroit que l’on aimerait revoir, même et surtout si on vous le défend. Le genre paradis perdu, par exemple, gardé par un ange grognon farouchement appuyé sur son balai… Le coup de l’épée flamboyante, Aldo n’y avait jamais cru : un geste maladroit et nos premiers parents disparaissaient définitivement de la surface terrestre.
Déjà il y avait l’ordre venu d’En Haut : « Croissez et multipliez ! » qui posait problème, car comment multiplier lorsque l’on n’est que deux et sans manquer à la morale ? À moins d’un commando d’envoyé du Ciel venu à la rescousse, mais dans ce cas, la planète eût été peuplée d’êtres d’une surprenante beauté, or on avait atterri à l’homme de Cro-Magnon, à la Vénus de Brassempouy et autres… La suite des temps prouvait que le serpent trop bavard n’en était sûrement pas resté là et que…
« Si tu voulais bien cesser de dérailler, se reprocha Aldo. Rappelle-toi que tu viens visiter un mourant ! »
Mais il en était ainsi après un trajet fatigant, il était légèrement angoissé… et Adalbert n’était pas avec lui pour jouer sa partie dans le duo…
Cependant son arrivée avait dû être remarquée : la grille était en train de s’ouvrir sous une sorte de balcon enjambant la route pour rejoindre une tourelle. Un valet à cheveux blancs, d’une impressionnante dignité, portant la veste locale à boutons dorés sur une chemise blanche à col cassé, s’approcha, mais Aldo ne lui laissa pas le temps de poser la question :
— Prince Morosini, se présenta-t-il en offrant une de ses cartes de visite. Maître Massaria a dû m’annoncer. Je viens de Venise… en espérant qu’il ne soit pas trop tard ?
— Non. L’état de Monsieur le baron est stationnaire pour le moment. Je crois, ajouta-t-il, qu’il s’en voudrait de mourir sans avoir rencontré Monsieur le prince… Moi, je suis Georg et ma femme, Martha, veille aux cuisines… et si Son Excellence veut se rafraîchir, mon fils Mathias s’occupera de son véhicule !
L’intérieur du castel offrait la même sévérité médiévale que l’extérieur : profondes fenêtres lancéolées où des bancs de pierre permettaient de s’asseoir pour admirer le paysage, cheminée monumentale où flambait un empilement de bûches et dont le manteau s’ornait d’un massacre de cerfs et d’un assortiment d’armes anciennes. Quelques portraits accrochés aux murs, une belle tapisserie de verdure recouvrant la surface de l’un d’eux… et un lit à colonnes tendu de tissus analogues. Il était évident que, pour faciliter le service, on avait transformé le salon en chambre.
Pourtant ce n’était pas à l’abri des courtines qu’Hugo de Hagenthal attendait son visiteur mais dans l’un des fauteuils près du feu – et son aspect émut Aldo.
De taille élevée, quoiqu’un peu voûté en dépit des efforts qu’il faisait pour se redresser, le visage taillé à coups de serpe, les yeux bleus profondément enfoncés dans l’orbite, le baron dissimulait sa maigreur sous une longue robe de velours noir assortie aux pantoufles et le bonnet rond cachant sans doute une calvitie. Il semblait n’avoir que le souffle. Pourtant il esquissa un sourire en tendant à son visiteur une main maigre que la maladie avait rendue diaphane sous le poids de la lourde bague armoriée qu’Aldo prit en s’inclinant.
Après quelques paroles de bienvenue articulées d’une voix faible, étrange venant de ce grand corps qui autrefois eût porté sans peine les pesantes armures des preux du Moyen Âge, il désigna un fauteuil proche du sien :
— Je ne saurais assez vous remercier, prince, d’avoir fait diligence depuis Venise, dont je sais le chemin, et j’ai prié Dieu de m’accorder la force de vous attendre… Voyez-vous, depuis des années pèse sur moi un sentiment de honte profonde auquel, cent fois, j’aurais préféré un remords personnel qu’il est possible d’affronter, de combattre et de vaincre ou encore d’apaiser dès l’instant où vous êtes seul face à votre conscience. Mais celle d’un autre ? Et surtout d’un autre qui jamais n’a manifesté le moindre regret, qui se vantait même d’avoir violé les lois de l’ancienne chevalerie sans vouloir comprendre que, ce faisant, il maculait nos armes ancestrales d’une tache de boue sanglante…
L’horreur qui habitait ce regard en train de s’éteindre, qui faisait trembler ces mains presque privées de leur force, toucha Aldo. Ce vieil homme qui s’en allait vers la mort gravissait un calvaire qu’il ne comprenait pas étant donné les circonstances et il voulut tenter de l’aider si peu que ce soit :
— Je connais l’histoire. Elle est cruelle mais ce qui se passe quand deux peuples s’affrontent et que l’un prend le dessus est affreux. Les Autrichiens tenaient Venise… C’était le droit du plus fort !
— Non, le plus fort n’a pas tous les droits et certes pas celui de se déshonorer. Que savez-vous de la mort d’Angelo Morosini, votre parent ?
— Qu’en digne descendant de trois doges et de quelques héros il a voulu continuer le combat à sa façon, conspiré contre l’occupant… ce qui était bien son droit, fit Aldo avec un demi-sourire.
— Oui, continuez !
— Que dire de plus ? soupira-t-il avec un haussement d’épaules. Il a été pris et fusillé contre le mur de l’Arsenal au désespoir de sa jeune femme. Felicia, née princesse Orsini, n’était son épouse que depuis six mois et un amour absolu les unissait. Ensuite elle a passé le reste de son existence à lutter contre l’Autriche. Sa vie est un vrai roman.
— Et elle n’a jamais essayé de se venger du coupable ? Car il n’y en a eu qu’un seul, les autres n’ont été que les exécutants
— Je pense qu’elle ne l’a jamais su. Sinon, elle aurait fait son maximum pour tuer l’instigateur. Et telle que je l’ai connue quand j’était un très jeune garçon, elle se serait vengée impitoyablement même au risque d’y laisser sa tête !
— Vous m’en voyez heureux. Sa douleur, au moins, n’a pas été empoisonnée par le dégoût !… Maintenant, cette vérité, je vais vous la révéler. Friedrich, mon aïeul, ne l’avait vue qu’une seule fois alors qu’avec une suivante elle se rendait à l’église et il en était tombé éperdument amoureux, mais il n’était pas assez sot pour le lui avouer. Son plan était plus simple : tuer d’abord le mari, après on verrait. C’est donc par lui que Morosini s’est trouvé attiré dans un piège : une échauffourée montée de toutes pièces et, comme il haïssait l’envahisseur, cela a été facile… Les coups étaient exclusivement dirigés vers lui, il a été blessé, sérieusement, mais il n’était pas mort. Friedrich alors lui a appris qu’il voulait sa femme et que l’on soignerait ses blessures s’il se montrait… compréhensif…
— Quoi ? Et il a pu croire que ce chantage marcherait ? Même s’il ne connaissait ni Angelo ni Felicia personnellement, il a dû se renseigner ! Il fallait qu’il soit fou ! Ensuite ?
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