- Komer n'est plus que ruines. Les section-naires de Mauron y sont venus. Seuls les communs et la chapelle sont restés debout. Encore celle-ci n'est-elle pas intacte...

- Vous m'en voyez navré. Je sais que vous teniez à cette maison; étant donné la raison première de votre voyage, il faut s'estimer heureux que la chapelle existe toujours...

Il prit la main de sa femme pour un baiser aussi courtois que froid, mais celle-ci, habituée à ses façons, ne s'attendait pas à de plus amples démonstrations. En revanche, elle considéra la toilette de son époux avec sévérité et surtout le gilet vert :

- Allez-vous au bal? Il me semble pourtant que nous sommes en deuil. Ou bien votre fille comptait-elle si peu pour vous ?

- Nous vivons une époque, ma chère, où il ne convient pas d'étaler ses sentiments personnels. Je ne vais pas au bal mais à l'ambassade de Suède où je suis convié à souper. J'espère y apprendre des nouvelles plus fiables que celles qui courent les rues. Il n'y a plus guère que ces endroits-là pour être au fait des événements...

- Que s'est-il donc passé ces jours-ci ? Depuis la barrière, nous avons entendu d'étranges bruits, rencontré des figures plus étranges encore...

- Nous?... Ah oui, vous faites allusion à Jaouen ? Il vous a ramenée à bon port, dirait-on ?

- Le lui reprocheriez-vous?

L'attaque était brutale. Il l'accusa par un haut-le-corps :

- Devenez-vous folle pour dire de telles choses ? Il avait mission de vous protéger : il l'a fait, c'est bien. Je lui dirai, demain, ma satisfaction.

- Il en sera très heureux! Mais revenons aux derniers événements. Était-ce grave?

- Assez, oui. La populace a pris feu et, il y a trois jours, forcé l'entrée des Tuileries pour obliger le Roi à rappeler les sieurs Roland, Servant et Clavière, les ministres renvoyés, et à accepter la loi contre les prêtres réfractaires. Sincèrement, pourquoi voulez-vous que je vous raconte tout cela alors que vous n'entendez rien à la politique?...

- Peut-être parce que je vous le demande. Continuez !

Le marquis regarda sa femme plus attentivement. Il y avait dans sa voix comme dans son attitude quelque chose de nouveau. D'habitude elle était, en sa présence, timide, réservée et silencieuse. Tellement silencieuse surtout! Il eut l'impression soudaine d'avoir en face de lui un être différent... En admettant qu'il pût se targuer de bien connaître celle qu'il avait épousée avec tant de désinvolture !

- Veuillez m'excuser mais je n'ai guère le temps! Au surplus, votre vieil ami le duc de Nivernais vous en apprendrait davantage : il a passé au palais toute cette journée du 20 juin. On dit même qu'il aurait fait, pour le Roi, un rempart de son corps au moment le plus critique. Le Roi l'a écarté d'ailleurs, refusant que ce vieil homme s'expose à sa place...

- On dit?... N'étiez-vous donc pas là-bas vous aussi ?

Josse leva un sourcil agacé. Il n'aimait pas cette inquisition soudaine, mais il retint les mots vifs qui lui venaient et qui, peut-être, eussent été maladroits.

- J'étais dès le matin au lever de Sa Majesté, dit-il du ton que l'on réserve à un enfant importun, puis je suis passé chez la Reine. Mais je me sentais... un peu souffrant. Il faisait déjà une telle chaleur que j'ai cru suffoquer. La Reine m'a conseillé d'aller prendre l'air et je suis parti pour Auteuil. Paris était encore calme d'ailleurs. Il se formait bien ici ou là quelques groupes, sans rien d'inquiétant. Et quand je suis rentré, tout était fini. Ce qui fait que je n'ai rien vu...

Les yeux d'Anne-Laure fixèrent le marquis avec une surprise vaguement incrédule. C'était étrange ce soudain malaise au moment où le danger approchait des souverains. Josse s'était battu vingt fois en duel et ne pouvait être taxé de lâcheté en aucun cas. Quant à sa santé, elle était parfaite et ne donnait guère prise aux bouffées de chaleur. Et puis qu'allait-il faire à Auteuil ? En dépit de sa candeur, la jeune femme ne pouvait s'empêcher de trouver sa conduite suspecte et, soudain, les paroles de Jaouen lui revinrent en mémoire : " II n'aime pas la Reine et je crois même qu'il la hait... " Se pourrait-il qu'il eût dit vrai et que Josse eût l'âme assez basse pour l'abandonner au moment où un danger réel rôdait? Et si Jaouen avait raison jusqu'au bout, s'il n'avait pas menti en disant qu'il avait reçu l'ordre de la tuer?...

Elle allait poser une autre question pour essayer d'en savoir plus quand, à cet instant, quelqu'un pénétra dans la chambre sans se faire annoncer, en habitué, et lança en manière d'introduction :

- Je viens te chercher, mon cher ! A moins que tu n'aies pas envie d'un souper agréable?...

Fringant et désinvolte à son habitude, sanglé dans un frac bleu assorti à la couleur de ses yeux, poudré à frimas et le nez en l'air, joyeux et insolent comme le page qu'il avait été jadis, le comte Alexandre de Tilly venait de faire son apparition. Comme son ami Pontallec il était de ceux dont n'importe quelle femme peut garder l'image en mémoire, l'eût-elle rencontré une seule fois. Pas toujours avec plaisir peut-être, ce qui était le cas d'Anne-Laure, parce qu'il était joueur, débauché, coureur de jupons impénitent et qu'on le disait cruel. Naturellement, il était parmi les plus assidus des compagnons de plaisir de Josse et cela suffisait pour que la jeune femme ne le voie pas d'un bon oil, ce soir moins encore que les autres - leurs rencontres étaient rares et, d'ailleurs, il ne faisait guère attention à elle. Cette fois, il fut bien obligé d'en tenir compte encore qu'il ne s'attendît pas à tomber sur elle. La vue de la jeune femme brisa son élan, mais il était trop homme de cour pour laisser paraître sa surprise et il lui offrit le plus gracieux des saluts :

- Que d'excuses, Madame, pour cette entrée trop familière! J'ignorais que j'aurais le bonheur de vous rencontrer ici. Je vous croyais sur vos terres...

- Vous avez raison de dire mes terres car le château n'existe plus. D'où mon retour...

Un nuage assombrit un instant le joyeux visage du comte :

- Ah ! Là-bas aussi ? Cela arrive hélas de plus en plus souvent par les tristes temps que nous vivons. Cependant, permettez-moi de regretter votre retour. Vous avez eu la chance de quitter Paris sans encombre... Pourquoi courir de nouveaux risques ?

Josse se mit à rire et, en dépit de tout, Anne-Laure pensa qu'elle aimait ce rire.

- Tu es aimable toi! Oublies-tu que nous sommes mariés? La marquise voulait me rejoindre, tout simplement...

Mais Tilly ne fit pas écho à la gaieté de son ami. L'ombre ne semblait pas disposée à quitter ses traits :

- Il n'y a pas là matière à plaisanter ! Il eût été préférable pour Madame de passer en Angleterre ou aux Pays-Bas et de t'y attendre car nous partirons tous. Les derniers événements ont réveillé la peur et je sais plus d'un hôtel ami qui ferme ses persiennes.

- La peur ? Ce mot fait un curieux effet dans ta bouche. En outre il est ridicule de céder à la panique pour une échauffourée. Est-ce que Paris -le vrai, pas celui de la racaille ! - ne s'est pas indigné de ce qui s'est passé aux Tuileries? J'ai appris que, dans une centaine d'études de notaires, on a ouvert, pour l'Assemblée, une protestation écrite contre les scélérats qui ont organisé le 20 juin et qu'elle se couvre de signatures. D'autre part, ce jean-foutre de La Fayette est arrivé dans nos murs pour réclamer des mesures contre les Jacobins dont chacun sait qu'ils sont à l'origine de ce désordre. Enfin l'attitude courageuse du Roi a fait grand effet...

- Peut-être, mais la Reine n'acceptera jamais l'aide d'un La Fayette qu'elle exècre. Et puis il y a cette armée de bandits marseillais qui s'est mise en route et avance sur Paris à marche forcée. Ce sont autant d'égorgeurs en puissance. Aussi les gens raisonnables songent-ils à se mettre à l'abri. Veux-tu un exemple? Les Actes des Apôtres, notre chère gazette à laquelle j'avais plaisir à collaborer, est en train de fermer boutique. Rivarol émigré. Quant à ton voisin Talleyrand-Périgord, l'ancien évêque d'Autun qui rentre tout juste d'Angleterre, il n'a même pas défait ses bagages...

- Il est en poste à Londres. Il est normal qu'il ne fasse que toucher terre ici pour une raison ou pour une autre. Mais toi-même, qui parles si bien, pourquoi n'émigres-tu pas ?

- Cela pourrait se faire. Vergniaud m'y pousse.

- Vergniaud? Le Girondin? L'homme qui a soutenu les émeutiers du 20 et à qui la famille royale est redevable de quatre heures d'angoisse et d'insultes? Qu'as-tu de commun avec ce genre d'individu? s'écria Josse sans songer à dissimuler son dégoût.

Tilly chassa d'une pichenette une poussière hypothétique sur son jabot et soupira :

- Que veux-tu? Il m'aime bien. Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs, mais c'est difficile, tu sais, d'empêcher les gens de vous aimer. Cela dit, je ne suis pas pressé de boucler mes bagages. J'ai trop peu d'importance pour que l'on s'inquiète de moi. Et puis... la vie parisienne offre encore bien des agréments à qui sait les trouver. Ainsi, ce soir...

- C'est vrai, tu voulais m'emmener souper? Où cela?

- Au Palais-Royal...

- Chez le duc Philippe qui ne sera bientôt plus que Philippe tout court ?

- Tout de même pas. Chez Mme de Sainte-Amaranthe. Elle a la meilleure table de Paris et sa fille Emilie est peut-être la plus jolie femme de la ville... après, bien sûr, Mme de Pontallec, ajouta-t-il en offrant à Anne-Laure un étincelant sourire et un regard si appuyé qu'il la fit rougir. Josse fronça les sourcils :

- Vous devriez aller prendre du repos, ma chère, fit-il avec une douceur inhabituelle. Ce voyage a dû vous exténuer et Tilly vous excusera. A moins qu'il ne préfère s'excuser lui-même ! ajouta-t-il sévèrement. Puis, sans laisser au jeune homme le temps de répondre, il prit la main de sa femme pour la reconduire à la porte qu'il ouvrit devant elle. Mais, au moment où elle allait franchir le seuil, il la retint et posa un baiser sur son front :

- Dormez ! murmura-t-il. Le sommeil apaise la douleur...

Stupéfiée par une attitude si nouvelle, Anne-Laure fit quelques pas dans la galerie sur laquelle ouvraient les chambres, s'arrêta, revint même sur ses pas et resta là, juste assez près, pour entendre la voix sèche de son époux qui articulait :

- Le ton de la galanterie ne saurait convenir à Mme de Pontallec et moins encore l'évocation des Sainte-Amaranthe. Ce ne sont rien d'autre que des filles!

Un instant encore la jeune femme s'attarda, désorientée par l'étrange comportement de Josse en ces derniers instants. Était-ce le même homme qui l'avait laissée partir pour une dangereuse randonnée avec tant de froide indifférence ? L'homme dont Jaouen prétendait qu'il avait reçu l'ordre de la tuer ? Oh, comme elle avait bien fait de refuser d'y croire et d'attribuer à la jalousie une si horrible révélation ! Elle était certaine qu'un jour le cour de son époux s'adoucirait et le miracle venait peut-être de se produire. Elle avait tant besoin d'amour que cette fugitive marque de tendresse lui apportait un merveilleux apaisement. Et comme les illusions sont toujours prêtes à repousser chez un être jeune, elle se prit à penser qu'avec les jours sombres vécus par le royaume, leur vie pourrait changer, que Josse ne quitterait plus l'hôtel familial pour rejoindre le logis de garçon qu'il trouvait si commode, et que si la nuit définitive venait s'abattre sur eux, ils y entreraient ensemble... à moins qu'il ne choisisse d'émigrer ? Auquel cas elle le suivrait avec joie, et au bout du monde s'il le désirait.

Lentement, elle reprit le chemin de sa chambre. Au passage, la glace d'un trumeau complétant une console lui renvoya son image et machinalement elle s'en rapprocha. Ce Tilly venait de laisser entendre qu'elle était jolie et c'était bien la première fois qu'elle recevait un compliment si direct. C'était sans doute l'une de ces fadaises de courtisan, mais il ne l'aurait peut-être pas osée sans un petit fond de vérité. Il est vrai que, dans son entourage et jusqu'à présent, personne ne lui avait laissé supposer qu'elle pût avoir le moindre agrément physique. Jusqu'à ce que Jaouen ose lui avouer qu'il l'aimait et tente de la détourner de son chemin naturel.

Le miroir lui renvoya une longue silhouette dont la robe noire accentuait la minceur, un visage pâle qui venait de perdre ses dernières rondeurs d'enfance, une cascade de cheveux blonds plus cendrés encore que d'habitude grâce aux poussières des chemins et, sous des sourcils bien dessinés, des yeux noirs assez inattendus dans ce visage blond. Anne-Laure se regarda avec curiosité comme si elle se voyait pour la première fois mais, sur sa figure, il y avait trop de fatigue, trop de traces de chagrin pour qu'elle révise le jugement qu'elle portait sur elle-même jusqu'à présent. Pour être belle il aurait fallu d'abord qu'elle ait les yeux bleus. Ces prunelles trop sombres étaient une erreur de la nature due à une aïeule espagnole - les liaisons commerciales entre Saint-Malo et l'Espagne ont toujours été étroites - et, surtout, il aurait fallu qu'elle soit un peu heureuse ! Chacun sait que cela embellit, le bonheur! Alors il fallait bien en revenir à attribuer les compliments de Tilly à un excès de politesse. De toute façon, cela n'avait plus beaucoup d'importance...