Jaouen ouvrit la portière, offrit sa main pour aider la jeune femme à descendre et la conduisit jusqu'à un tronc moussu où il la fit asseoir après s'être assuré qu'elle ne risquait pas de se salir. Il y eut alors un silence qui laissa la parole aux bruits de la forêt. Pour la première fois depuis qu'elle le connaissait, Mme de Pontallec examina le serviteur de son mari.

Jusqu' à leur départ commun, il était pour elle à peine plus qu'un étranger. Frère de lait de Josse, il ne l'avait jamais quitté, le suivant à Versailles depuis le château paternel avec des fonctions variées qui avaient été celles d'un petit valet puis d'une sorte de secrétaire et enfin de confident. Il ne faisait que de rares apparitions rue de Belle-chasse et Anne-Laure n'avait jamais accordé beaucoup d'attention à ce garçon silencieux qui était l'ombre de Josse.

A mieux le regarder dans cette solitude au milieu des bois où il prenait un vrai relief, elle vit que c'était un homme de haute taille dont l'allure n'était pas dépourvue d'une certaine noblesse. Il y avait aussi de l'intelligence dans le visage aux traits accusés qui s'ordonnaient autour d'un nez assez fort et de deux yeux d'un gris nuageux abrités sous d'épais sourcils bruns.

Conscient de cet examen, Joël Jaouen ne disait rien. Il se tenait debout devant Anne-Laure, son chapeau à la main, sans gêne mais sans effronterie, attendant simplement qu'elle parle.

- Eh bien, soupira-t-elle enfin. Je vous écoute. Qu'avez-vous à me dire?

- Puis-je me permettre de poser une... ou plutôt deux questions ?

- Faites!

- Où allons-nous? Et... pourquoi y allons-nous?

- Mais... nous allons à Paris, bien sûr!

- Alors je répète : pourquoi y allons-nous? Pourquoi Madame la marquise veut-elle retourner dans cette ville dont elle n'a rien de bon à attendre? Madame ne semble pas s'en être vraiment aperçue, mais la Révolution existe et ne fait même que commencer. Le pouvoir royal n'est déjà plus qu'un souvenir, les églises sont vides, les couvents ferment et, bientôt, les hommes de bonne volonté qui ont voulu la liberté et le bonheur du peuple seront submergés par la lie qui commence à remonter des bas-fonds. Une foule de gens sans aveu s'apprête à la curée et d'autres y arrivent par toutes les routes de France. Paris bouillonne et Paris explosera. Alors, vous qui êtes sortie de cet enfer, n'y rentrez pas !

Mme de Pontallec ne chercha pas à cacher son étonnement :

- Vous semblez bien renseigné? D'où tenez-vous ces nouvelles terrifiantes?

- De partout. Je regarde, j'écoute, je lis les gazettes, j'entends les bruits de la rue et il m'arrive d'entrer dans les cafés. Nous allons vers une catastrophe sans précédent pour la noblesse... et j'ose supplier Madame la marquise de rester en Bretagne !

- La croyez-vous plus sûre après ce que nous venons de voir? Et puis, où voulez-vous que j'aille puisque Komer est inhabitable? A Pontallec? En admettant qu'il soit encore debout, je n'aime pas ce château. Il est habité par trop de légendes sinistres pour que les révolutionnaires laissent passer une si belle occasion d'en tirer une exemplaire vengeance...

- Alors La Laudrenais? Ou, mieux encore, à Saint-Malo même auprès de Madame votre mère.

- La Laudrenais est fermée. Ma mère y va rarement. Quant à notre maison de la ville, ma mère ne m'y accueillerait pas volontiers. Elle me renverrait sans hésiter à mon époux et elle aurait raison. Je vous remercie, Jaouen, de vous soucier de mon bien-être mais ma place est auprès de votre maître. Surtout si les temps se font difficiles. Aussi je crois avoir répondu à vos questions et nous pouvons repartir.

Elle se leva en secouant ses jupes où s'attachaient des brindilles, mais lui se dressa devant elle, barrant le passage.

- Il faut m'écouter encore ! s'écria-t-il avec une autorité qui surprit la jeune femme. Ce serait folie de retourner auprès du marquis. De lui non plus vous n'avez rien de bon à attendre.

Surprise et curiosité firent instantanément place à une bouffée de colère :

- Un peu de respect pour votre maître, s'il vous plaît ! Et aussi pour moi ! Dès l'instant où vous critiquez le marquis, je ne saurais vous entendre davantage. Partons !

- Non. Ce que j'ai à révéler est trop grave et vous l'écouterez jusqu'au bout!... Je demande à Madame... je " vous " demande infiniment pardon, corrigea-t-il, abandonnant définitivement la servile troisième personne, mais il faut que quelqu'un vous ouvre les yeux et nul n'est mieux placé que moi pour cette tâche difficile parce que je connais Josse de Pontallec mieux que quiconque. C'est pourquoi je n'ai plus de respect pour lui. Nous avons le même âge et nous avons été élevés ensemble, et quand il nous arrivait de lutter, c'est toujours moi qui avais le dessus. Je l'aurais encore aujourd'hui...

- Cela signifie simplement que vous êtes plus fort que lui, fit Anne-Laure avec dédain. C'est une pauvre raison.

- Ce n'en serait même pas une s'il avait changé. Jadis, il était égoïste, cruel, orgueilleux, dévoré d'ambition, mais je lui croyais tout de même le sens de l'honneur et un semblant de cour. Or, je me trompais et j'en ai eu la preuve quand il m'a donné l'ordre de vous accompagner.

- Tout cela n'a aucun sens. Il a voulu que je fasse ce voyage avec vous parce que vous avez sa confiance. Une confiance qui me paraît à présent bien mal placée !

- Sans aucun doute pour ce qu'il attendait de moi et vous devriez vous en réjouir. Depuis toujours il me croit une machine à exécuter ses ordres. Et je n'ai accepté de vous accompagner que pour éviter qu'il ne vous remette aux mains de n'importe qui.

- Et vous n'êtes pas n'importe qui, n'est-ce pas ? persifla la marquise. C'est bien ce que vous essayez de me faire entendre depuis un moment? Ne serait-ce qu'en vous libérant du langage d'un serviteur?

- Pour ce que j'avais et ai encore à dire, la troisième personne eût été par trop incommode, voire franchement ridicule ; je vous demande de souffrir encore un moment ce langage qui offense peut-être vos oreilles. Cependant, de tout ce que je viens de dire retenez ceci : il ne faut pas que vous rentriez chez vous parce que, à chaque instant, vous y serez en danger et qu'un jour ou l'autre la mort vous y rattrapera.

- Je n'ai pas peur de ces révolutionnaires qui paraissent vous fasciner.

- Ce n'est pas à eux que je pense. Bien qu'ils pourraient apporter une aide appréciable. Les émeutiers ont parfois du bon pour la réussite de certains plans quand d'autres ont échoué.

Anne-Laure regarda cet étrange serviteur avec une réelle stupeur :

- Mais de quoi parlez-vous ? Je ne comprends rien à tout cela ! Quelle aide ? Quels plans ?

- Ne m'obligez pas à en dire davantage. Acceptez plutôt ce que je vais vous offrir puisque vous ne voulez pas aller dans votre famille. Je possède, près de Cancale, une maison qui me vient de ma mère.

Vous pourriez y vivre en paix, sans aucune contrainte. Vous n'y manqueriez de rien... et vous ne me verriez jamais. En outre, si la tempête vous y rejoignait, je vous dirais où trouver un bateau pour gagner Jersey. Quelqu'un...

- Pour le coup vous êtes tout à fait fou ! Comment osez-vous me proposer d'abandonner ce que je suis, ce qui me lie aux miens et sans doute aussi le nom que je porte pour m'en aller vivre chez vous?

Elle avait accentué le dernier mot avec une force qui rétablissait la distance. Certes, elle n'avait jamais manifesté d'orgueil de caste vis-à-vis de ses serviteurs, mais l'outrecuidance de celui-là dépassait largement les bornes permises. Fallait-il qu'il la sût misérablement dédaignée par Josse pour oser lui proposer de se charger d'elle? Mais ce courroux auquel il s'attendait peut-être n'eut pas l'air d'émouvoir Joël Jaouen :

- Vous en êtes encore là ? fit-il avec une nuance de dédain. La caste, le rang, la famille même si elle ne sert à rien! Cela vous a rendue incapable de reconnaître un dévouement sincère et désintéressé. Ce que je vous propose c'est d'essayer de vivre pour vous en abandonnant un monde qui n'a plus rien à vous offrir.

- Qui vous dit que je souhaite, moi, l'abandonner ? J'ai, à Paris une maison, des amis - rares je veux bien l'admettre ! -, un époux enfin. Ma place est là-bas !

- Et vous êtes bien certaine que cet époux-là souhaite vous revoir?

- Dans l'immédiat sûrement pas puisque je voulais rester en Bretagne...

- Ni dans l'immédiat ni jamais ! Il sera très surpris de votre retour. Et je ne crois pas que la surprise sera bonne !

- Vous devenez fou je crois !

Indignée de ce que laissaient supposer les dernières paroles de Jaouen, elle voulut retourner vers la voiture, mais il la retint d'une main singulièrement ferme :

- Non, je ne suis pas fou. Et puisque vous ne voulez pas comprendre, puisque vous m'y obligez, sachez ceci : selon les ordres du marquis vous ne deviez pas sortir vivante de la vieille forêt de Brocéliande !

Elle reçut la phrase meurtrière comme elle ^ eût reçu une balle : en se pliant en deux. Il crut qu'elle tombait et la retint :

- Pardonnez-moi, il fallait bien que je le dise puisque vous ne vouliez pas comprendre.

D'une voix presque enfantine, elle demanda :

- Le marquis vous a dit de me... tuer?

- Oui.

- Et vous avez accepté ?

- Oui... avec l'intention ferme de n'en rien faire. Si j'ai feint d'obéir, c'est pour qu'il n'en charge pas un autre qui, lui, n'aurait pas hésité.

Lentement, Anne-Laure se redressa, s'écarta de Jaouen mais pour mieux lui faire face :

- Alors, si l'on vous a dit de me donner la mort, il faut obéir !

- Jamais!...

- Il le faut pourtant ! Au fond, vous me rendrez service et je vous bénirai. Voyez-vous, depuis la mort de ma petite Céline, je n'ai plus guère envie de vivre et ceci est le dernier coup. Tuez-moi !

- Vous voulez mourir, vous? Si jeune, si b...

- Tuez-moi et faites vite ! Vous n'imaginez pas comme j'ai envie de m'endormir pour ne plus me réveiller...

- Peut-être, mais je vous en supplie, laissez-moi vous sauver! Non seulement je ne supporte pas l'idée de votre mort mais si, devant un plus grand péril, je devais vous la donner, je me tuerais aussitôt après ! Ne me demandez pas cela !

Il tomba à genoux devant elle et cacha son visage dans ses mains en répétant : " Pas cela ! " Anne-Laure resta un moment sans bouger, plus surprise de ce qu'elle voyait que de ce qu'elle venait d'entendre. Enfin, elle se pencha un peu, posa une main tremblante sur la tête inclinée :

- Mais... pourquoi? murmura-t-elle.

- Parce que je vous aime. De tout mon être, de toute mon âme, autant qu'il est possible à un homme d'aimer, moi je vous aime !

Quelle que soit la bouche qui les prononce, il est des mots qui commandent le silence parce qu'ils pèsent le poids d'une vie. Seule, à cet instant, la forêt prit la parole. Il y eut le chant d'un oiseau, la fuite d'un lapin, le bourdonnement d'un insecte dans un rayon de soleil qui faisait scintiller le ruisseau. Comme par magie - car il y a de la magie dans les paroles de l'amour ! - Anne-Laure sentit que ses doutes se dissipaient. Cet homme était sincère. Sa voix rendait le son auquel nulle femme ne se trompe.

- En ce cas vous êtes à plaindre, dit-elle enfin avec douceur. Autant que je le suis moi-même.

Il releva la tête pour la regarder au fond des yeux :

- Vous l'aimez donc toujours? En dépit de ce que je viens d'avouer ?

Elle eut un geste fataliste plus éloquent qu'une longue phrase puis murmura :

- C'est difficile à admettre. Même pour moi! Quant à mon époux, vous venez de me faire comprendre que je le gêne. Il ne m'a jamais aimée parce que son cour est à une autre...

- Vous savez cela? fit Jaouen en se relevant.

- Bien sûr. Depuis toujours, je crois, il est épris de la Reine...

- La Reine?... Décidément vous le connaissez bien mal ! Et même pas du tout ! Non, il n'aime pas Marie-Antoinette et je crois bien qu'il la hait depuis qu'elle lui a préféré le Suédois Fersen...

- Aller chaque jour au palais quel que soit le danger grandissant, ce n'est pas une preuve ?

- Non. Faire étalage d'un dévouement qu'il n'éprouve pas fait partie de son jeu. Cela lui permet de se repaître quotidiennement des déboires et des humiliations qu'elle subit. Il se plaît à la regarder descendre, marche après marche, les degrés de son trône ébranlé. Oh, c'est un homme étrange que le marquis!...

- Pourtant vous lui obéissiez, vous lui étiez dévoué...