L'enchantement n'excéda pas la nuit de noces dont Josse, alors très amoureux d'une actrice de la Comédie-Française, s'acquitta comme d'une formalité plutôt ennuyeuse, pour ne pas dire une corvée. Pas un instant, dans son égoïsme, il n'imagina qu'il infligeait une grave blessure à la jeune fille qui se donnait à lui si complètement. Pourtant, elle ne cessa pas de l'aimer. Dans sa candeur, elle s'imagina que ce devait être là le comportement normal d'un époux et se reprocha presque d'en souffrir.

En effet, elle ne connaissait de l'amour que les récits chevaleresques de la Table Ronde et les bégaiements éperdus d'un jeune cousin qui, lorsque tous deux avaient douze ans, avait poussé l'audace jusqu'à lui donner, un soir d'été près de l'étang de Komer où coassaient les grenouilles, un baiser mouillé que la fillette ne trouva pas du tout agréable. Le jeune cousin dut se vanter de son exploit car on ne le revit plus. De toute façon, une brouille de famille intervint à ce moment et la fillette n'en fut pas autrement affectée. Ce premier essai n'était guère encourageant et la nuit avec Josse acheva d'ancrer l'opinion désabusée de la jeune femme : l'amour n'avait vraiment rien de commun avec les rêves des jeunes filles...

Josse de Pontallec ne consacra que peu de temps à sa lune de miel. Ce n'était pas l'usage et ne s'accordait pas avec la vie de cour. Et comme peu de temps après, Anne-Laure se trouva enceinte, le mari vit là un beau prétexte à l'éloigner. Il l'installa, en compagnie de l'aimable Augustine de Saint-Solen, dans l'hôtel familial de la rue de Bellechasse à Paris, où il put l'oublier et reprendre sans remords sa vie de plaisirs et de galanterie avec sa comédienne.

Comme, tout de même, il s'obligeait à une visite de temps à autre, la jeune marquise ne se plaignit pas de ce relatif isolement : elle avait un charmant jardin, des oiseaux, le son des cloches du couvent voisin des Dames de Bellechasse, deux ou trois voisines agréables et des nausées. Les premiers grondements de la Révolution ne franchirent pas les murs de sa maison et, eût-elle tenu un journal intime, qu'à l'instar du roi Louis XVI elle y eût sans doute écrit " Rien " le jour où le peuple prit la Bastille.

Cependant, il lui arrivait de sortir car elle aimait les bords de la Seine et la terrasse des Tuileries qu'elle parcourait au bras de la chanoinesse en regardant le soleil jouer dans l'eau verte du fleuve qui devenait brune au passage des lourdes barges. Certain jour d'octobre, les deux femmes se trouvèrent prises dans l'énorme bousculade qui secouait Paris tandis qu'une horde de femmes misérables, traînant après elles un canon et une foule de gens à mine patibulaire, ramenaient de Versailles la famille royale et les quelque deux mille voitures qui suivaient le carrosse avançant au pas dans la poussière et sous un soleil accablant.

Malmenée, à demi étouffée, Anne-Laure eût été écrasée sans la présence d'esprit d'un garde-français qui l'enleva au moment où, arrachée au bras de Mme de Saint-Solen, elle allait être poussée sous les roues d'une voiture. Elle n'en fit pas moins une fausse couche qui faillit tourner au tragique. L'enfant eût été un fils et Josse montra une tristesse qui toucha sa jeune femme, mais il ne perdit guère de temps pour parer aux suites du regrettable accident et, onze mois après celui-ci, un enfant venait au monde. Cette fois, il s'agissait d'une fille, et la petite Céline n'obtint de son père, en guise de bienvenue, qu'un soupir désenchanté.

II n'en allait pas de même pour Anne-Laure. La naissance du bébé lui apporta un grand, un merveilleux bonheur et elle donna à cette toute petite fille la moisson d'amour qu'elle avait engrangée et dont son époux faisait fi. Il semblait même qu'avec le temps celui-ci s'intéressât de moins en moins à elle, mais grâce à Céline, elle en souffrait peu et en venait à une certaine résignation. Elle se croyait sans beauté, terne et portait peu d'intérêt à sa personne en dépit des objurgations de sa femme de chambre, de Mme de Saint-Solen et même du vieux duc de Nivernais, rencontré dans une demeure voisine et devenu son ami. Elle ne vivait que pour les sourires de sa petite, oubliant tout le reste.

Le faubourg Saint-Germain commençait à se vider au profit des rives du Rhin, des Pays-Bas ou de l'Angleterre; les cloches des Dames de Belle-chasse ne sonnaient plus parce que le couvent était fermé et la Révolution, installée, commençait à ravager un monde. Dans son nid où elle couvait sa fille, Anne-Laure se croyait à l'abri de tous les coups du sort. Et puis...

Et puis il y eut cette courte mais violente épidémie de variole qui passa sur l'élégant faubourg aussi aisément que sur un quartier pauvre. Elle frappa les quelques demeures que l'émigration n'avait pas encore touchées et fit des victimes. Entre autres la bonne chanoinesse et aussi, quelques jours plus tard, l'enfant qu'Anne-Laure aimait tant...

La souffrance terrassa la jeune mère. Elle resta sans voix, sans aucune réaction, durant de longues heures. Seuls vivaient encore en elle ses bras serrés autour du petit corps sans vie et son cour qui lui faisait si mal. On réussit enfin à l'en détacher, mais quand elle comprit qu'on voulait lui prendre son enfant pour l'enterrer très vite n'importe où, elle se changea soudain en louve, tournant autour d'une idée fixe : retourner à Komer où se trouvaient ses plus chers souvenirs, où Céline était éclose naguère comme une fleur au creux de la forêt, y emporter son enfant et demeurer auprès d'elle. Surtout, ne plus revenir dans ce Paris monstrueux en train de devenir fou ! Elle n'avait même plus envie de revoir Josse : il n'avait pas trouvé un mot de regret pour sa petite fille, pas un geste de tendresse ou de simple amitié pour la femme meurtrie qui portait son nom. Des enfants, elle en aurait d'autres voilà tout!

En entendant cela, elle pensa qu'il devait être possible de haïr cet homme et hâta ses préparatifs de départ. Seule sa maison d'enfance pourrait l'aider à guérir ! Elle ignorait, bien sûr, que l'ouragan était passé là aussi. Et ce fut pour elle un nouveau choc, infiniment douloureux, quand la petite route forestière, si familière, s'ouvrit sur un tableau accablant : derrière les tours féodales à demi écroulées, le joli logis Renaissance montrait des déchirures tragiques et dressait vers le ciel des pans de murs noircis couronnés de cheminées dérisoires. Des hommes, emportés par une fureur aveugle avaient, au nom d'une idéologie dévastatrice, détruit bien plus qu'un joyau de l'art breton : le foyer apaisant où la jeune marquise espérait abriter son chagrin. Seuls, les communs et la chapelle ne montraient pas de traces d'incendie. Céline, au moins, aurait son refuge !

A présent qu'elle y reposait, sa mère se sentit un peu moins malheureuse. Autour d'elle, la nuit était semblable à toutes celles de jadis au temps d'été : aussi bleue, aussi étoilée. La forêt toujours aussi dense et aussi parfumée. Autour de Komer blessé comme autour de Komer intact, elle semblait vouloir prendre ce château dans ses bras pour bercer sa souffrance...

Une main ferme la tira brusquement en arrière, la sortant de sa rêverie :

- Faites excuse, Madame la marquise, mais vous me sembliez bien partie pour aller droit dans l'étang ! dit le vieux Conan.

La jeune femme vit alors qu'elle s'était dirigée vers le lac et qu'entre ses pieds et l'eau sombre, ne restait qu'une étroite bande de terre. Elle réussit alors à sourire au bon visage inquiet.

- Je ne le voulais pas, Conan, et je vous demande pardon. Pourtant ce ne serait peut-être pas si mal d'aller à la recherche du palais de Viviane. Souvenez-vous! Mon cher parrain le décrivait si bien quand j'étais petite !

- Sans doute, mais la mort qu'on se donne à soi-même n'est pas le bon chemin pour s'y rendre. Pas plus qu'au Paradis ! Vous n'y retrouveriez pas la petite Céline et ce serait un grand péché !

Le péché, Anne-Laure s'en souciait peu. Même au couvent, elle n'avait jamais été dévote, mais faire de la peine à ce vieil ami était trop injuste.

- N'ayez pas peur! Je ne ferai jamais cela. Je vous le promets.

- A la bonne heure ! Venez plutôt vous réconforter chez nous. Barbe est rentrée pour activer le feu et vous préparer quelque chose de chaud et aussi un bon lit. Votre cocher pourra dormir dans l'étable.

- Merci, mais puisque je ne peux plus habiter ma maison, il vaut mieux que nous repartions tout de suite. La nuit s'achèvera bientôt et je ne veux pas vous compromettre...

- On n'a rien à craindre de ceux d'ici et vous non plus. On vous y a toujours aimée...

- Je sais et je ne vous cache pas que j'espérais rester; ce n'est plus possible et, si ma présence était connue, vous pourriez avoir à en souffrir. Quand les choses changent, les gens changent aussi...

- Nous sommes vieux, Barbe et moi. Qu'est-ce qu'on pourrait bien redouter à nos âges ?

- On ne sait jamais et j'ai besoin que vous restiez en vie pour garder ce que j'avais de plus précieux.

Tout en parlant, le vieil homme et la jeune femme remontaient vers les murs couverts de lierre de l'ancienne enceinte sous laquelle on avait dissimulé la voiture. Une grande ombre s'en détacha et vint à eux :

- Si Madame la marquise le veut nous pouvons repartir, dit Joël Jaouen. Les chevaux sont assez reposés pour gagner sans peine le prochain relais...

- Ça va bien pour les chevaux, reprocha Conan, mais songe un peu à ta maîtresse, garçon ! Elle n'a pas pris un instant de repos, elle !

- C'est que le jour va bientôt se lever et qu'il ne fait pas bon s'attarder ici...

- Nous partons, Jaouen! soupira Anne-Laure. Le temps d'embrasser ma chère Barbe. Mais je reviendrai, ajouta-t-elle en prenant le vieil homme dans ses bras, et, si Dieu le veut, je rebâtirai ma maison...

C'étaient tout juste les mots qu'il fallait dire. Un moment plus tard, lestée de bénédictions, de souhaits de bon voyage et de quelques provisions pour la route, Mme de Pontallec remontait en voiture, jetant un dernier regard à la petite chapelle.

- Nous veillerons bien sur elle, assura Barbe qui saisit ce regard au passage.

Le ciel commençait à pâlir quand la berline s'engagea sous le couvert de la forêt. La tête appuyée aux coussins, Anne-Laure s'efforçait de ne pas penser, de regarder seulement défiler les grands arbres qu'elle aimait. Elle avait tellement espéré rester là! Au moins jusqu'à la fin de ces troubles dont jusqu'à présent elle ne se souciait guère. Et voilà que son cher asile n'existait plus ! Quelle tristesse!...

Par la vitre ouverte, les senteurs fraîches du sous-bois envahissaient la voiture et avivaient les regrets de la jeune femme. Il était dur de quitter ce beau pays pour retourner au cour de la fournaise parisienne. Un instant, elle caressa l'idée d'aller à Saint-Malo près de sa mère, et pour en recevoir quel accueil? Personne ne pouvait prédire à l'avance l'humeur de Marie-Pierre de Laudren et si elle était à l'orage, Anne-Laure savait qu'elle ne le supporterait pas. Alors autant rentrer !

Et puis, soudain, elle pensa à son époux, découvrit en elle une soudaine envie de le revoir. Après tout, il venait lui aussi de cette terre bretonne que tous deux aimaient... Il en avait la dureté mais aussi la force et, s'il ne rendait pas à sa femme l'amour encore si chaud qu'elle retrouvait sous sa douleur, il n'en était pas moins " son " mari ; s'il ne partageait pas ses plaisirs avec elle, il consentirait peut-être à courir avec elle les dangers des temps nouveaux. Qui pouvait dire, même, si les épreuves à venir ne les rapprocheraient pas ?

Anne-Laure ferma les yeux pour mieux savourer cette pensée douce et consolante mais, soudain, la voiture ralentit, s'arrêta. La jeune femme ouvrit les yeux, se pencha à la portière et vit que l'on était toujours dans la forêt.

- Que se passe-t-il ? Nous avons un incident ? Descendu de son siège, Jaouen vint au marchepied :

- Aucun, Dieu merci! Simplement... je voudrais parler à Madame la marquise sans que l'on puisse nous entendre et, pour cela, l'endroit me paraît bon.

- Me parler ? Mais de quoi ?

- Madame le saura si elle veut bien descendre et venir avec moi jusqu'à ce tronc d'arbre abattu qui est là-bas. Ce que j'ai à dire est assez difficile ; en m'accompagnant elle me faciliterait les choses. J'ajoute qu'il s'agit d'une affaire grave.

- A ce point?

Elle n'hésita qu'à peine. L'attelage était arrêté auprès d'une petite clairière où coulait une source. L'endroit était charmant, plein de chants d'oiseaux et enveloppé par l'aurore d'une divine lumière.

- Allons! dit-elle. Après tout nous ne sommes pas si pressés!...