Avec un haussement d'épaules, elle se détourna et gagna sa chambre. Elle y trouva Bina, sa camériste, déjà occupée à défaire son sac de voyage, et vit avec étonnement que, tout en rangeant linge et menus objets de toilette, elle pleurait comme une fontaine avec de grands reniflements de gamine. Sa maîtresse s'émut de ce chagrin inattendu : elle et Bina avaient le même âge et se connaissaient depuis toujours puisque celle-ci était la fille de Mathurine, la femme de chambre de Mme de Laudren. Au moment du mariage elle était passée tout naturellement au service d'Anne-Laure bien qu'elle soit loin d'être une perle : étourdie, passablement maladroite, un peu trop portée sur le bavardage, elle compensait ces défauts par une perpétuelle belle humeur et une véritable ardeur au travail qui en faisaient quelqu'un d'agréable à côtoyer... Jolie fille, d'ailleurs, blonde aux yeux bleus, elle était enchantée d'avoir quitté sa Bretagne et de servir à Paris, une ville qui lui semblait offrir mille possibilités de réussite.

Elle avait adoré la petite Céline et, alors que la jeune mère, foudroyée de douleur, ne parvenait pas à verser une larme pour dégonfler son cour, Bina en versait un véritable déluge au point de s'attirer une remarque acerbe du marquis dont elle avait d'ailleurs une peur bleue. Cependant, et contrairement à l'usage, Anne-Laure ne l'avait pas emmenée dans son douloureux pèlerinage. Les réactions de Bina étaient trop imprévisibles et les rencontres que l'on pouvait faire trop dangereuses.

Aussi, la retrouvant en train de pleurer dans son linge, crut-elle que Bina pleurait toujours l'absence de sa petite fille.

- Tu n'es pas raisonnable, Bina, lui dit-elle. Notre petit ange est au ciel maintenant. Elle est retournée chez nous, près de l'étang où Conan et Barbe veilleront bien sur elle...

- Je suis bien contente, hoqueta la jeune fille sans la moindre logique, mais ce n'est pas sur elle que je pleure...

- Sur quoi alors ?

- Mademoiselle Anne-Laure devrait dire sur qui?... et se laissant tomber sur une chauffeuse, elle se mit à sangloter de plus belle.

Anne-Laure poussa un soupir en pensant qu'il était heureux que Josse ne l'entende pas - sa voiture venait de quitter l'hôtel - car, intransigeant sur les usages et les marques de respect, il ne supportait pas d'entendre Bina appeler ainsi sa maîtresse, mais, en bonne Bretonne entêtée et plus rusée qu'intelligente, celle-ci n'arrivait pas à user du " Madame la marquise " qui lui paraissait un titre trop formidable pour quelqu'un d'aussi jeune. Elle se contentait de rester muette quand le maître était là...

Beaucoup moins à cheval que lui sur le décorum, Anne-Laure n'avait pas le courage de réprimander sa camériste. Elle tira un tabouret auprès de la " chauffeuse " et s'y assit :

- Dis-moi la raison de ton chagrin, fit-elle avec douceur. Si je peux t'aider ?

- Oh non, Mademoiselle Anne-Laure... vous ne pouvez rien du tout. C'est... c'est à cause de Joël...

- Jaouen?...

- Y en a point d'autre chez nous. Et maintenant il n'y en a plus du tout ! II... il est parti ! Et de pleurer de plus belle !

- Comment cela parti? Nous venons juste d'arriver ?

- C'est ce que je lui ai dit mais il ne m'a même pas écoutée. Il est allé droit chez M. le marquis, mais celui-ci a répondu qu'il n'avait pas de temps pour lui et le verrait demain.

- Et Jaouen est parti tout de même ?

- Oui. Il a seulement laissé un mot de billet pour Mademoiselle Anne-Laure. Je devais le remettre quand nous serions toutes seules...

- Eh bien donne !

Bina sortit de son corsage un billet cacheté tout froissé qu'elle avait dû tourner et retourner entre ses doigts, dévorée par la curiosité, mais le sceau sans gravure était large, solide et tenait bon. Elle s'arrangea alors pour essayer de lire par-dessus l'épaule de sa maîtresse qui, la connaissant, s'écarta. Il lui suffit d'ailleurs d'un coup d'oil pour lire le texte on ne peut plus bref!

" Méfiez-vous ! "

Dérisoire en vérité ! Et ridicule de faire tout ce mystère pour si peu ! Elle alla brûler le papier à la flamme d'une bougie avant de l'envoyer finir dans la cheminée. Décidément, ce garçon devait être fou et sa conduite, en tout cas, parfaitement incompréhensible! Voilà un homme qui prétendait avoir reçu l'ordre de la faire disparaître mais qui ne pouvait s'y résoudre parce qu'il l'aimait et qui, à peine de retour au logis, prenait la poudre d'escampette en laissant seulement derrière lui cet avertissement stupide ? S'il l'avait vraiment aimée, n'aurait-il pas dû rester, au contraire, pour la protéger? Allons, elle avait eu raison de ne pas croire à ces folies. Si Josse s'était montré surpris et même mécontent de son retour c'était tout simplement parce qu'il pensait qu'elle resterait là-bas, peut-être pour longtemps ! Et Jaouen en avait menti, sans autre but que lui faire quitter son époux et le chemin du devoir. Restait Bina qui recommençait à pleurer :

- Tu l'aimes donc ?

La petite hocha la tête sans répondre mais avec vigueur.

- Ah!... Et lui, t'a-t-il laissé supposer qu'il te le rendait ?

- Peut-être... oui. Il était toujours si gentil avec moi et nous parlions souvent ensemble. Il aimait à me questionner sur la vie que je menais autrefois à Saint-Malo, à La Laudrenais ou à Komer. Alors j'ai fini par penser qu'il avait un penchant pour moi et que plus tard, peut-être... Mais maintenant il est parti. Pour toujours je crois.

- T'a-t-il dit où il allait ?

- Prendre logis chez un ami d'abord. Et ensuite partir soldat. Il veut se battre contre un prince allemand qui veut envahir le pays pour délivrer le Roi. Si ça a du bon sens ? Le Roi n'est pas en prison ! Tout ça c'est des menteries...

- Non. Pas tout à fait. Jaouen est un garçon ambitieux qui ne se sentait pas fait pour être domestique. Et maintenant, avec toutes ces idées nouvelles qui courent sur l'égalité, la liberté, la fraternité, cela tourne la tête à bien des garçons, tu sais?... Au fait, est-ce qu'il t'a dit " adieu " ?

- Non. Seulement " au revoir " !

- Alors tu vois bien ! Ne pleure plus : tu le reverras... A présent, aide-moi à me débarrasser de toute cette poussière avant de me coucher. Jamais je ne me suis sentie aussi sale !

Un peu consolée, Bina s'empressa, courut à la cuisine réclamer de l'eau chaude tandis qu'Anne-Laure commençait, avec un profond soupir de soulagement, à ôter ses vêtements. C'était bon de retrouver le calme de la maison et de son petit jardin après avoir été secouée sur les routes pendant des jours. La chaleur cédait à l'arrivée de la nuit; par les fenêtres de sa chambre ouvrant sur le jardin, lui parvenaient le parfum poivré des giroflées et celui, encore plus délicieux, des tilleuls. La jeune femme savait bien que ce silence venait de ce que le quartier était presque désert, que la peur en avait chassé les habitants, mais ce moment de détente ne lui parut pas moins délicieux... Songeant à Josse, elle se demanda comment on pouvait aller s'enfermer dans un salon rendu étouffant par les gens qui s'y pressaient, les fumets du souper et les parfums des invités quand la nuit était si douce et qu'il faisait si bon dehors.

Venant du cabinet de bains, la voix de Bina lui parvint :

- Il n'y avait plus beaucoup d'eau chaude à la cuisine, alors le bain sera juste tiède, mais j'ai pensé que par cette chaleur... Et j'y ai mis un peu d'essence de benjoin.

- Tu as bien fait. Ce sera plus agréable.

Un moment plus tard, récurée à fond, les cheveux lavés et sèches au moyen d'une quantité de serviettes puis nattés, Anne-Laure, revêtue d'une chemise de nuit fraîche, se laissa tomber sur son lit et, à peine couchée, tomba dans un sommeil aussi profond que réparateur.

Dans la matinée, les échos de la colère de Josse l'en tirèrent. Ils emplissaient la maison de leurs éclats furieux et finirent par investir la chambre de la jeune femme quand la porte s'envola presque sous la main du marquis. D'entrée, il clama :

- Jaouen est passé à l'ennemi, ma chère! Pouvez-vous me dire ce que cela signifie ?

- Vous devriez le savoir mieux que moi. C'est votre serviteur. Pas le mien, riposta Anne-Laure qui découvrait, avec surprise, qu'elle pouvait à présent employer le même ton que son époux. Il vivait près de vous. Vous connaissez sans doute ses idées ?

- Ses idées ? Un domestique a-t-il des idées ?

- Tout être humain en a, je suppose. Et peut-être votre Jaouen ne supportait-il plus, justement, d'être un domestique ?

Le marquis ferma les yeux jusqu'à ne plus laisser filtrer qu'une mince lueur verte :

- Vous aurait-il fait des confidences et vous seriez-vous abaissée jusqu'à les écouter ?

- Si vous ne vouliez pas que j'échange la moindre parole avec lui, il fallait m'accompagner vous-même à Komer. Cela dit, il m'a laissé entendre qu'après notre retour il désirait rejoindre ceux qui vont se battre aux frontières. Je pensais que vous le saviez.

- Il s'est bien gardé de m'aviser. Il aura d'ailleurs lieu de s'en repentir lorsque je mettrai la main sur lui. On ne me quitte pas lorsque l'on m'appartient.

- Il n'est pas votre esclave, que je sache ! Et il se peut que nous ayons à l'avenir quelques difficultés à garder des serviteurs. Déjà on ne les appelle plus comme cela mais des " officieux "...

- Vous voilà bien au fait des idées nouvelles ! Auriez-vous décidé de vivre avec votre temps ? Il ne manquerait plus que cela et j'aurais préféré que vous restiez en Bretagne. Pourquoi, diable, êtes-vous revenue ? Vous pouviez aller chez votre mère ?

- Pour être auprès de vous, je vous l'ai dit. A ce propos, et à la décharge de votre Jaouen, il m'a proposé de me conduire chez vous, à Pontallec.

- Vous avez aussi bien fait de refuser, soupira Josse. Pontallec en est au même point que votre Komer. Durant votre absence, j'ai appris que mes bons paysans ont jugé bon d'incendier le château - peut-être pour exorciser à jamais le fantôme du Marquis Noir ? Ils ont même fait un feu de joie du chartrier familial et je ne sais même pas s'il m'est encore possible, à ce jour, de prouver mes titres de noblesse !

- Je ne vois pas qui vous les demanderait? Josse regarda sa femme avec curiosité. Assise

dans son lit, les mains sagement posées sur sa poitrine, elle ressemblait encore, de façon étonnante, avec son bonnet de mousseline blanche et sa chemise de nuit sage, à la couventine qu'il avait épousée trois ans plus tôt. Elle était bien toujours la même et pourtant il retrouvait, en face d'elle, l'impression bizarre de la veille : elle avait changé, quelque part, et il n'aimait pas du tout cela. Il eut un petit rire déplaisant :

- Moi qui vous croyais toujours perdue dans vos rêves et vos légendes! Je commence à me demander si vous ne donnez pas raison à ce rustaud qui veut se faire soldat? Et... en dehors de ses états d'âme, c'est tout ce qu'il vous a confié ?

Anne-Laure allait riposter qu'elle n'était pas partie pour écouter les doléances de Jaouen quand Bina entra dans sa chambre avec le plateau du petit déjeuner. L'odeur du café envahit la pièce tendue de perse à fleurs rosés qui mettaient une si jolie lumière sur le visage de la jeune femme, ce qui parut apaiser un peu l'humeur sauvage du marquis :

- Votre café me tente, ma chère ! Allez me chercher une tasse, Bina! Grâce à votre mère, nous devons être l'une des rares maisons de Paris où l'on peut encore en boire. Il faut en profiter car cela ne saurait durer. Le duc de Nivernais me disait ces jours derniers... Mais, au fait, vous ai-je dit qu'il est malade ?

- Malade, lui ? Cela semble incroyable !

- N'est-ce pas? Ce petit homme fragile qui a traversé une grande partie de ce siècle sans autres inconvénients que de bénignes blessures de guerre semblait à l'abri des incommodités humaines; pourtant, il est bel et bien souffrant depuis l'aventure des Tuileries où il a voulu faire au Roi un rempart de son corps et a été très malmené...

Josse avala deux tasses de café très sucré et se leva :

- Je vais au palais, à présent. Ensuite je passerai prendre de ses nouvelles. Mais... peut-être pourriez-vous lui rendre visite, vous aussi? Il s'est beaucoup tourmenté à votre sujet...

- Vous croyez que ma venue lui ferait plaisir? Quand on est très souffrant on ne souhaite guère...

- Je suis sûr qu'il en sera heureux. Il vous aime beaucoup et il est très seul depuis le départ de Mme de Cossé-Brissac, sa fille, puis de sa petite-fille, Mme de Mortemart...

- Alors j'irai ce tantôt.

Très souriant, tout à coup, comme s'il avait tout oublié de sa colère de tout à l'heure, Josse de Pontallec baisa la main de sa femme et s'en fut d'un pas désinvolte. Laissant Anne-Laure un peu perplexe devant la facilité avec laquelle il semblait avoir balayé le départ de Jaouen et oublié sa grande colère; connaissant, par ailleurs, le côté imprévisible de Josse, elle enterra la question d'un soupir et tourna ses pensées vers celui qu'elle irait voir tout à l'heure. Au moment où elle ne savait plus trop que faire d'elle-même dans ce Paris qu'elle connaissait si peu, l'idée de se tourner vers un être souffrant lui plaisait. Elle éprouvait une véritable affection pour le vieux gentilhomme charmant qu'était Nivernais, l'un des rares habitués de la Cour à avoir su se faire aimer dans son duché de Nevers et qui, chose plus rare encore, joignait à un esprit vif et amusant une grande générosité et une absence totale de méchanceté. Il était l'un des rares membres de la société parisienne à fréquenter l'hôtel de la rue de Bellechasse où Josse de Pontallec oubliait si tranquillement sa femme. Grâce à lui, Anne-Laure n'était pas complètement ignorante de ce qui se passait à la Cour - si l'on pouvait encore appeler Cour la poignée de fidèles qui fréquentait les Tuileries ! - et un peu dans la ville. Encore que, pour cette toute jeune femme absorbée dans son amour maternel, il choisît soigneusement ce qui pouvait l'amuser, la distraire ou l'instruire en élaguant avec soin ce qui risquait de l'inquiéter, à commencer par ce qu'il savait de la conduite du mari. Ainsi, il lui avait appris l'anglais - qu'elle maîtrisait parfaitement à présent - et aussi l'italien parce que, pour ce gentilhomme européen, la connaissance d'une seule langue - fût-elle la plus répandue en Europe ! - était tout à fait insuffisante.